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XV

L’aventure du clerc de notaire.


De temps à autre, durant notre voyage, King nous permettait d’aller prendre nos repas dans de petites tavernes, au bord de la route. C’était un jeu dangereux : pour le plaisir de manger une soupe chaude et une tranche de viande, nous mettions nos têtes dans la gueule du lion. Pour diminuer les risques, nous descendions de voiture avant d’arriver en vue de l’auberge ; après quoi nous entrions séparément, sans avoir l’air de nous connaître ; et de la même façon nous repartions, pour retrouver le chariot dans un endroit convenu d’avance, à quelques centaines de pas plus loin. Le colonel et le major avaient appris tous deux à bredouiller un ou deux mots d’anglais et d’ailleurs, pour dire la vérité, les patrons de ces auberges ne se donnaient guère la peine de nous soupçonner. Ce fut cependant une de ces stations qui, le lendemain même de la mort de mon pauvre colonel, faillit tourner pour moi de la façon la plus critique et eut pour résultat de me séparer définitivement du major.

Vers neuf ou dix heures de la nuit, les angoisses de la faim et du froid nous enhardirent à entrer dans une taverne des plaines du Bedfordshire, non loin de la ville même de Bedford. Dans la cuisine était assis un long et mince individu d’une quarantaine d’années, tout vêtu de noir. Il était attablé au coin du feu, fumant une de ces longues pipes qu’on appelle là-bas « des coudées d’argile ».