Page:Stevenson - Le cas étrange du Dr. Jekyll et de M. Hyde, trad Varlet, 1931.djvu/216

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

délice, et je malmenai le corps inerte avec des transports d’allégresse.

Ce délirant paroxysme n’avait pas cessé, et la fatigue commençait déjà de m’envahir, lorsque soudain un frisson d’épouvante me transfixa le cœur. Un brouillard se dissipa, me montrant ma vie perdue, et à la fois exultant et tremblant, avec mon goût du mal réjoui et stimulé, et mon amour de la vie porté au suprême degré, je m’enfuis loin du théâtre de mes excès.

Je courus à la maison de Soho, et, pour plus de sûreté, détruisis mes papiers ; après quoi je ressortis parmi les rues éclairées, dans la même exaltation complexe, me délectant au souvenir de mon crime, et dans mon délire en projetant d’autres pour l’avenir, sans cesser toutefois d’être talonné d’inquiétude et de guetter derrière moi l’approche d’un vengeur. En mixtionnant le breuvage, Hyde avait une chanson aux lèvres, et il but à la santé du défunt. Les tortures de la métamorphose avaient à peine cessé de le déchirer que Henry Jekyll, avec des larmes de reconnaissance et de repentir, tombait à genoux et tendait vers le ciel des mains suppliantes. Le voile de l’égoïsme se déchira du haut en bas, et ma vie m’apparut dans son ensemble : à plusieurs reprises je la récapitulai depuis les jours de mon enfance, alors que je marchais la main dans la main de mon père, et repassant les efforts d’abnégation de mon existence professionnelle, j’arrivais chaque fois, sans pouvoir me résoudre à y croire, aux maudites abominations de la soirée.