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LE ROMAN DU PRINCE OTHON

j’en pense. Cinquante ans j’ai été maître sur cette ferme de la Rivière, cinquante ans j’y ai travaillé au jour le jour. J’ai labouré, j’ai semé, j’ai récolté. Debout à l’aube, ne rentrant qu’à la nuit. Qu’en est-il advenu ? Pendant tout ce temps elle m’a nourri, moi et ma famille ; après ma femme, ma ferme a toujours été la meilleure affection de ma vie ; et maintenant que ma fin approche, je la laisse en meilleur état que lorsqu’on me l’a laissée. Et c’est toujours ainsi : quand on travaille bravement, suivant l’ordre de la nature, on gagne son pain, on est fortifié, tout ce qu’on touche se multiplie. Et c’est mon humble avis que si ce prince voulait seulement travailler sur son trône comme moi j’ai travaillé sur ma ferme, il y trouverait à la fois la prospérité et une bénédiction.

— Je partage votre opinion, Monsieur, répondit Othon. Cependant le parallèle est inexact. La vie du paysan est simple, naturelle ; celle du prince est aussi compliquée qu’artificielle. Dans le cas du premier il est aisé de bien agir ; dans celui du second, il est fort difficile de ne pas mal faire. Que votre moisson avorte, vous pouvez vous découvrir et dire : la volonté de Dieu soit faite ; mais qu’un prince ait un échec, il se peut qu’il soit lui-même à blâmer pour son entreprise. Et peut-être, si tous les rois d’Europe s’en tenaient à des plaisirs aussi innocents, leurs sujets s’en trouveraient mieux.

— Bien dit, s’écria le jeune homme. Quant à cela, vous avez raison. C’est la vérité pure. Je vois que vous êtes, comme moi, bon patriote et ennemi des tyrans.