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dents au fond de ce désert ! Oh ! quelle vulgaire dupe je fais !

Cette sortie était de tous points si opposée au caractère de mon ami, que la stupéfaction émoussa mon juste ressentiment. Et puis, une expression injurieuse, même vive, apparaît une bien petite affaire en des conjonctures aussi angoissantes. Mais il faut noter un point singulier. Une seule fois auparavant, il avait fait allusion à la dame sa fiancée : nous arrivions alors devant New York, et il me dit que, s’il avait joui de ses droits, il était alors en vue de sa propriété, car Miss Alison Graeme possédait dans cette province des biens considérables. L’occasion était sans doute naturelle, ce jour-là ; mais aujourd’hui qu’il nommait la dame pour la seconde fois, se produisait une coïncidence bien digne de remarque : en ce même mois de novembre 1747 et, je crois ce même jour où nous étions perdus au milieu de ces montagnes farouches, son frère épousait Miss Graeme[1]. Je suis le moins superstitieux des hommes ; mais le doigt de la Providence est ici trop visible pour n’en point faire l’observation.

Le jour suivant, puis l’autre, se passèrent en travaux analogues. Ballantrae décidait à pile ou face de notre direction ; et une fois, comme je lui reprochais cet enfantillage, il me fit une réponse que je n’ai jamais oubliée :

– C’est le meilleur moyen que je connaisse d’exprimer mon dédain de la raison humaine.

Ce fut, je crois, le troisième jour, que nous découvrîmes le cadavre d’un chrétien, scalpé et affreusement mutilé, gisant dans une mare de son sang ; les oiseaux du désert s’acharnaient sur lui à grands cris, aussi nombreux que des mouches. Je ne saurais dire à quel point ce spectacle nous fut odieux ; en tout cas, il me fit perdre mes dernières forces et tout espoir de ce monde. Le même jour, et peu après, nous traversions pénible-

  1. Note de Mr. Mackellar. — Erreur absolue : il n’était pasquestion de manage à cette époque. Voir plus haut mon récit personnel.