Page:Stevenson - Le Maître de Ballantrae, 1989.djvu/71

Cette page n’a pas encore été corrigée

alentours, et que nous étions perpétuellement détournés de notre chemin par des obstacles, – d’où il nous était impossible d’avoir le moindre indice sur la direction suivie.

Un peu avant le coucher du soleil, dans une clairière au bord d’un cours d’eau et environnée de montagnes farouches, Ballantrae jeta son chargement par terre.

– Je ne vais pas plus loin, dit-il.

Puis, il m’ordonna d’allumer du feu, maudissant ma race, en termes peu propres à un homme bien élevé.

Je le priai d’oublier qu’il eût jamais été un pirate, et de se souvenir qu’il avait été un gentilhomme.

– Êtes-vous fou ? s’écria-t-il. Ne me contrariez pas aujourd’hui !

Puis, montrant le poing aux montagnes :

– Quand je songe, s’écria-t-il, que je vais laisser mes os dans ce misérable désert ! Plût à Dieu que je sois mort sur l’échafaud en bon gentilhomme !

Il déclama cette phrase comme un acteur, et puis il s’assit, mordant ses poings, les yeux fixés sur le sol, l’air aussi peu chrétien que possible.

Il m’inspira une véritable horreur, car je pensais qu’un soldat et un gentilhomme aurait dû envisager sa fin avec plus de philosophie. Je ne lui répliquai pas, néanmoins ; et comme la nuit tombait, glacée, je fus bien aise d’allumer du feu pour mon propre compte. Dieu sait cependant que, dans un lieu aussi découvert, et avec le pays plein de sauvages, c’était là presque un acte de folie. Ballantrae ne semblait pas me voir ; mais à la fin, comme je faisais griller un peu de blé, il leva les yeux.

– Avez-vous jamais eu un frère ? demanda-t-il.

– Par la permission du ciel, dis-je, pas moins de cinq.

– Je n’en ai qu’un, reprit-il, d’une voix bizarre ; et, aussitôt : – Il me paiera tout ceci, ajouta-t-il. – Et quand je lui eus demandé quel rôle jouait son frère dans notre malheur ? – Comment ! s’écria-t-il, il a pris ma place, il porte mon nom, il courtise ma femme ; et me voilà seul ici avec un damné Irlandais, à claquer les