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d’un bateau pirate une manière de vous parler des plus inusitées entre gentlemen ; et, à cette époque, lorsqu’il était un peu fébrile, cette façon s’accentuait chez lui à l’excès.

Le troisième jour de ces tribulations, tandis que nous remontions un portage au milieu des rochers, avec le canot sur nos épaules, celui-ci tomba, et fut entièrement défoncé. Le portage menait d’un lac à l’autre, tous deux fort étendus ; la piste, à peine visible, aboutissait à l’eau, des deux extrémités et, à droite comme à gauche, la forêt vierge l’entourait. De plus, les bords des lacs étaient vaseux et absolument impraticables : ainsi, nous étions condamnés non seulement à nous passer d’embarcation et de la plus grande partie de nos provisions, mais à plonger dans les fourrés impénétrables, et abandonner le dernier fil conducteur qui nous restât, – le cours de la rivière. Nous mîmes chacun nos pistolets à nos ceintures, une hache sur l’épaule, nous fîmes un ballot de nos richesses et d’autant de vivres que nous en pouvions porter ; et, abandonnant le reste de notre avoir, jusqu’à nos épées, qui nous auraient beaucoup gênés parmi les bois, nous entreprîmes cette déplorable aventure. Les travaux d’Hercule, si bien décrits par Homère, étaient une bagatelle, comparés à ceux que nous subissions. Certains endroits de la forêt étaient un parfait massif jusqu’au niveau du sol, et nous devions nous y frayer un chemin comme des vers dans un fromage. Ailleurs, le terrain était profondément marécageux, et les arbres tout à fait pourris. J’ai sauté sur un grand fût renversé par terre, et m’y suis enfoncé jusqu’aux cuisses, comme dans de l’amadou. Une autre fois, en tombant, je voulus m’appuyer contre ce qui avait l’air d’un tronc solide, lequel sous mon toucher céda comme une feuille de papier. Trébuchant, tombant, nous enlisant jusqu’aux genoux, taillant notre chemin à la hache, à demi éborgnés par les épines et les branches, les vêtements en lambeaux, nous peinâmes tout le jour, et je doute que nous ayons fait deux milles. Le pis, c’est que nous pouvions rarement jeter un coup d’œil sur les