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alors nous séparer en emportant chacun sa part du butin, et ceci rendait nos hommes plus avides de l’augmenter encore, de sorte que la résolution était ajournée quotidiennement. Ce qui, pour finir, décida les choses, fut un banal incident, qu’un ignorant pourrait croire familier à notre façon de vivre. Mais je dois donner ici une explication. Sur un seul de tous les navires que nous abordâmes, le premier de ceux où se trouvaient des femmes, on nous opposa une résistance réelle. Dans cette occasion, nous eûmes deux tués et plusieurs blessés et, sans la valeur de Ballantrae, nous aurions été finalement repoussés. En tout cas, la défense (lorsqu’elle se produisait) était de nature à faire rire les plus mauvaises troupes de l’Europe ; en somme, le plus périlleux de notre métier était d’escalader le flanc du navire, et j’ai même vu de pauvres âmes nous jeter du bord une amarre, dans leur empressement à s’engager au lieu de passer sur la planche. Cette impunité constante avait rendu nos gens si mous, que je comprenais sans peine comment Teach avait fait une telle impression sur leurs esprits ; car, en fait, la société de ce lunatique était le plus grand danger de notre existence. Voici l’incident auquel j’ai fait allusion. Nous venions de découvrir fort près de nous dans le brouillard un petit navire toutes voiles dehors. Il marchait presque aussi bien que nous, – il serait plus vrai de dire : presque aussi mal, – et nous dégageâmes la pièce de chasse, pour voir si nous pourrions leur tirer deux ou trois coups aux oreilles. La mer était très forte, le roulis du navire indescriptible ; rien d’étonnant si nos canonniers firent feu à trois reprises sans atteindre, et de loin, leur but. Mais cependant sur l’autre navire on avait apprêté un canon de poupe, que le brouillard épais nous dissimulait ; et comme ils avaient de meilleurs pointeurs, leur premier boulet nous atteignit par l’avant, réduisit nos deux canonniers en bouillie, si bien que nous fûmes tous éclaboussés de sang, et plongea dans le gaillard où nous logions. Ballantrae voulait qu’on mît en panne ; en réalité, il n’y avait rien dans ce contre-temps qui dût affecter l’esprit d’un