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assez proche pour mettre à la mer une embarcation, celle-ci fut immédiatement remplie d’une tourbe désordonnée de gens qui chantaient et criaient en ramant vers nous, et qui se répandirent sur notre pont, le coutelas nu au poing, et blasphémant effroyablement. Leur chef était un odieux sacripant, le visage noirci et les favoris frisés en bouclettes : il se nommait Teach, et c’était un pirate très notoire. Il frappait du pied le pont, s’écriant qu’il s’appelait Satan, et son navire l’Enfer. Il y avait dans ses allures quelque chose de l’enfant vicieux et de l’individu timbré, qui me stupéfia. Je glissai à l’oreille de Ballantrae que je ne serais certes pas le dernier à m’engager, et que je priais seulement Dieu qu’ils fussent à court de matelots. Il m’approuva d’un signe de tête.

– Parbleu, dis-je à Maître Teach, si vous êtes Satan, voici un diable pour vous.

Le mot lui plut ; et (pour ne m’appesantir sur ces détails révoltants) Ballantrae et moi, plus deux autres, fûmes admis comme recrues, mais le capitaine et tout le reste furent précités à la mer par la méthode de « la promenade sur la planche ». C’était la première fois que je la voyais expérimenter, mon cœur défaillit à ce spectacle, et Master Teach, ou l’un de ses acolytes, fit remarquer ma pâleur, d’un air très inquiétant. J’eus le courage de leur danser deux ou trois pas de gigue, et de lâcher quelque grossièreté, ce qui me sauva pour l’instant ; mais quand il me fallut descendre dans la yole, au milieu de ces mécréants, mes jambes faillirent se dérober sous moi ; et tant par dégoût de cette société, que par effroi des lames monstrueuses, je fus à peine capable d’user de ma langue en bon Irlandais, et de lancer quelques plaisanteries durant le trajet. Par la bénédiction de Dieu, il y avait un crincrin sur le bateau pirate, et je ne l’eus pas plus tôt aperçu que je m’en emparai ; et ma qualité de ménétrier me valut la chance merveilleuse de gagner leurs bonnes grâces. Pat-le-Violoneux, tel fut le sobriquet dont ils m’affublèrent ; mais je me souciais peu du nom, tant que ma peau était sauve.