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peu de gaieté ; mais que c’était une illusion fréquente d’envier les autres et de croire que le changement nous serait profitable ; et je citai Horace, en jeune émoulu de collège.

– C’est ma foi juste, dit-il. Et nous ferons mieux de nous remettre à nos comptes.

Bientôt après, j’eus vent des causes de sa tristesse. D’ailleurs, un aveugle même aurait vite découvert qu’une ombre pesait sur le château, l’ombre du Maître de Ballantrae. Mort ou vif (on le croyait mort à l’époque), cet homme fut le rival de son frère : son rival au-dehors, où personne n’avait jamais une bonne parole pour Mr. Henry, et où chacun regrettait et louangeait le Maître ; et son rival dans le château, non seulement auprès de son père et de sa femme, mais chez les domestiques mêmes.

C’étaient deux vieux serviteurs qui donnaient le branle. John-Paul, un petit homme chauve, solennel et ventru, grand professeur de piété et (tout compte fait) un serviteur vraiment fidèle, était le chef de la faction du Maître. Nul n’osait aller aussi loin que John. Il prenait plaisir à étaler publiquement son dédain de Mr. Henry, souvent même avec une comparaison offensante. Mylord et Mme Henry le réprimandaient, certes, mais jamais aussi résolument qu’ils l’auraient dû ; il lui suffisait de montrer son visage en pleurs et de commencer ses jérémiades sur le Maître, – « son petit gars », comme il l’appelait, – pour se faire tout pardonner. Quant à Mr. Henry, il laissait parler la chose en silence, parfois avec un regard navré, parfois avec un air sombre. Pas de rivalité possible avec le mort, il le savait ; et quant à blâmer un vieux serviteur pour un manque de fidélité, il n’y songeait même pas. Sa langue en eût été incapable.

Le chef de l’autre parti était Macconochie, un vieil ivrogne mal embouché, sans cesse à brailler et sacrer ; et j’ai toujours considéré comme un trait singulier de la nature humaine le fait que chacun de ces deux serviteurs fût ainsi destiné à être le champion de son contraire, et à condamner ses propres vices et faire bon