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L’ÎLE AU TRÉSOR

encore ce Chien-Noir, ou bien un homme de mer à une jambe, Jim… celui-là surtout.

— Mais qu’est-ce que cette tache noire, capitaine ?

— C’est un avertissement, camarade. Je t’expliquerai, s’ils en viennent là. Mais continue à ouvrir l’œil, Jim, et je partagerai avec toi à égalité, parole d’honneur !

Il divagua encore un peu, d’une voix qui s’affaiblissait ; mais je lui donnai sa potion ; il la prit, docile comme un enfant, et fit la remarque que « si jamais un marin avait eu besoin de drogues, c’était bien lui » ; après quoi il tomba dans un sommeil profond comme une syncope, où je le laissai.

Qu’aurais-je fait si tout s’était normalement passé ? Je l’ignore. Il est probable que j’aurais tout raconté au docteur, car je craignais terriblement que le capitaine se repentît de ses aveux et se débarrassât de moi. Mais il advint que mon pauvre père mourut cette nuit-là, fort à l’improviste, ce qui me fit négliger tout autre souci. Notre légitime désolation, les visites des voisins, les apprêts des funérailles et tout le travail de l’auberge à soutenir entre-temps, m’accaparèrent si bien que j’eus à peine le loisir de songer au capitaine, et moins encore d’avoir peur de lui.

Il descendit le lendemain matin, à vrai dire, et prit ses repas comme d’habitude ; il mangea peu, mais but du rhum, je le crains, plus qu’à l’ordinaire, car il se servit lui-même au comptoir, l’air farouche et soufflant par le nez, sans que personne osât s’y opposer. Le soir qui précéda l’enterrement, il était plus ivre que jamais, et cela scandalisait, dans cette maison en deuil, de l’ouïr chanter son sinistre vieux refrain de mer. Mais, en dépit de sa faiblesse, il nous inspirait à tous une crainte mortelle, et le docteur, appelé subitement auprès d’un malade qui habitait