une flopée de pauvres marins morts et disparus depuis que toi et moi nous avons embarqué à Bristol. Je n’ai jamais vu si triste chance. Tiens, cet O’Brien-là… maintenant il est mort, hein ? Moi, je ne suis pas instruit, et tu es un garçon qui sais lire et écrire ; eh bien, parlons franchement : crois-tu qu’un homme mort soit mort pour de bon, ou bien est-ce qu’il revit encore ?
— On peut tuer le corps, maître Hands, mais non pas l’esprit, vous devez le savoir déjà. Cet O’Brien est dans un autre monde, et peut-être qu’il nous voit en cet instant.
— Oh ! fit-il. Eh bien, c’est malheureux : on perd son temps, alors, à tuer le monde. En tout cas, les esprits ne comptent pas pour grand-chose, à ce que j’ai vu. Je courrai ma chance avec les esprits, Jim. Et maintenant que tu as parlé librement, ce serait gentil à toi de descendre dans la cabine et de m’en rapporter une… allons allons, une… mort de mes os ! je ne parviens pas à le dire… ah oui, tu m’apporteras une bouteille de vin, Jim : cette eau-de-vie est trop forte pour moi.
Mais l’hésitation du quartier-maître ne me sembla pas naturelle ; et quant à son affirmation qu’il préférait le vin à l’eau-de-vie, je n’en crus pas un mot. Toute l’histoire n’était qu’un prétexte. Il voulait me faire quitter le pont, cela était net ; mais dans quel dessein, je n’arrivais pas à le deviner. Ses yeux fuyaient obstinément les miens : ils erraient sans cesse de droite et de gauche, en haut et en bas, tantôt levés au ciel, tantôt lançant un regard furtif au cadavre d’O’Brien. Il n’arrêtait pas de sourire, tout en tirant la langue d’un air si coupable et embarrassé qu’un enfant aurait deviné qu’il machinait quelque ruse. Néanmoins, je fus prompt à la réplique, car je me rendais compte de ma supériorité sur lui et qu’a-