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ou je n’avais naturellement que faire. Il faisait une chaleur accablante et les hommes pestaient de leur mieux en poussant l’aviron. Le canot où je me trouvais avait pour chef Andersen, qui, au lieu de maintenir la discipline, murmurait plus haut que les autres :

« Enfin, dit-il en jurant, ce n’est pas pour toujours, heureusement ! »

Cela me parut fort mauvais signe, car jusqu’à ce moment les hommes avaient travaillé de bon cœur et de bonne humeur. Évidemment, la vue seule de l’île suffisait à mettre toutes les cervelles en ébullition.

Pendant toute la durée de cette laborieuse manœuvre, John Silver, debout dans le canot de tête, servit de pilote ; il connaissait manifestement la passe comme sa poche, et, quoique l’homme qui tenait la sonde trouvât fréquemment plus ou moins d’eau que n’en indiquait la carte, John Silver n’hésita pas une seule fois.

Nous nous arrêtâmes à l’endroit même où une ancre était marquée sur la carte, à un tiers de mille environ de la côte, entre la terre et l’île du Squelette. Le fond de la mer était du sable fin. La chute de notre ancre mit en rumeur des milliers d’oiseaux qui s’élevèrent en tournoyant au-dessus des bois. Mais ils redescendirent en moins de quatre ou cinq minutes, et tout retomba dans le silence.

Cette petite rade était complètement entourée de terres, perdue dans les bois, en quelque sorte, car les arbres venaient jusqu’à la ligne des hautes marées, sur une plage très basse, et les collines se trouvaient à une assez grande distance. Deux ruisseaux marécageux se déversaient dans cette espèce d’étang, non sans se répandre à leur embouchure sur une assez vaste surface de terres molles et humides. Aussi la végétation, sur cette partie de la côte, avait-elle une sorte d’éclat empoisonné.

Un fortin entouré de palissades avait été construit sur la droite, comme on le verra bientôt. Mais il était impossible de l’apercevoir du schooner, à cause des arbres qui le masquaient, et, n’eût été la carte ouverte sur l’habitacle de la boussole, nous aurions pu croire, tant l’aspect général du site était sauvage, que nous étions les premiers à pénétrer dans cette baie, depuis que l’île avait surgi à la surface de la mer. On n’entendait ni un souffle de vent ni un bruit quelconque, hors le ressac des vagues sur les brisants, à plus d’un mille de distance. Il y avait dans l’air une odeur toute spéciale d’eau stagnante, de feuilles d’arbre et de troncs pourris. Je remarquai que le docteur en était désagréablement impressionné et faisait la grimace, comme s’il avait senti un œuf gâté.

« Je ne garantis pas qu’il y ait des trésors ici, dit-il, mais je garantis bien qu’il y a de la fièvre. »

Si l’attitude de l’équipage était déjà alarmante dans les canots,