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L’ILE AU TRÉSOR.

gens ! dit ma mère. Je prendrai mon dû, et pas un liard de plus… Tiens-moi le sac de mistress Crowley !…

Et elle se mit à compter des pièces d’or, qu’elle jetait au fur et à mesure dans le sac que je tenais ouvert. Son projet était d’arriver au total exact de la note du Capitaine. Mais ce n’était pas une opération aussi simple qu’on pourrait le croire : car les pièces étaient de tout modèle et de tous pays, des doublons, des louis, des guinées, des onces, que sais-je encore ? Le tout pêle-mêle. Encore les guinées étaient-elles les plus rares, et les seules que ma mère sût compter.

Nous n’étions pas à moitié de ce travail, quand je l’arrêtai soudain en posant ma main sur son bras. Dans le silence de la nuit, je venais de percevoir un son qui me glaçait le sang dans les veines, le tap-tap-tap du bâton de l’aveugle sur le sol durci par la gelée… Le son se rapprochait… Nous écoutions, retenant notre haleine… Le bâton frappa le seuil de la porte, et nous entendîmes le loquet qu’on tournait, puis le verrou secoué par le misérable… Il y eut un long silence… Enfin le tap-tap-tap recommença, s’éloigna lentement, à notre joie inexprimable, et finit par se perdre au loin. Mère, m’écriai-je, prenons tout et partons ! »

J’étais sûr que cette porte verrouillée devait avoir paru suspecte et que toute la bande n’allait pas manquer de nous tomber sur le dos. Et pourtant, que j’étais aise d’avoir pensé à pousser ce verrou ? Pour s’en faire une idée, il faut avoir vu ce terrible aveugle.

Si effrayée que fût ma mère, elle ne voulut à aucun prix entendre parler de prendre un sou de plus que son dû. Quand à prendre un sou de moins, elle s’y refusait obstinément.

« Il est à peine sept heures, disait-elle. Je veux tout ce qui m’appartient. »

Elle parlait encore, quand un coup de sifflet très prolongé se fit entendre à une assez grande distance sur la hauteur. Cette fois, il ne fut plus question de rester.

« J’emporterai ce que j’ai là ! dit ma mère en se relevant précipitamment.

— Et moi, je prends ceci pour faire un compte rond ! m’écriai-je, en ramassant le paquet de toile cirée. »

L’instant d’après, nous dévalions l’escalier dans les ténèbres, laissant notre chandelle auprès du coffre vide ; nous prenions la porte et nous gagnions au pied. Le brouillard commençait à se dissiper et la lune éclairait déjà en plein les hauteurs qui nous entouraient ; heureusement pour nous, le chemin creux et les environs de l’auberge se trouvaient encore plongés dans la brume et une obscurité relative favorisait notre fuite, au moins au début. Mais nous avions à franchir un espace éclairé, à peu près à mi-chemin du village. Et le pis, c’est qu’un bruit de pas nombreux se faisait déjà entendre