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L’ILE AU TRÉSOR.

pays, — Dieu bénisse le roi George ! — où, dans quelle partie de ce pays il se trouve en ce moment ?

— Vous êtes devant l’auberge de l’Amiral-Benbow, à la baie de Black-Hill, mon brave homme, répondis-je aussitôt.

— J’entends une voix, une voix jeune, reprit-il sur le même ton. Voulez-vous être assez charitable, mon bon, mon cher petit ami, pour me donner la main et me faire entrer ? »

Je tendis innocemment la main qu’on me demandait d’une manière si insinuante, et je la sentis soudain prise comme dans un étau par cette horrible créature sans yeux. Ma surprise et ma terreur furent si grandes, que je commençai par me débattre pour essayer de me dégager. Mais d’un seul bras l’aveugle me contint et m’attira tout près de lui.

« Maintenant, garçon, conduis-moi au Capitaine, dit-il.

— Monsieur, je n’ose pas, sur ma parole, je n’ose pas, répondis-je.

— Oh !… oh !… ricana l’aveugle, on veut résister ?… Conduis-moi à l’instant ou je te casse le bras… »

Tout en parlant, il me le tordait de telle sorte, que je poussai un cri.

« Monsieur, repris-je, ce que j’en disais n’était que pour vous ! Le Capitaine est tout changé depuis quelques jours… il ne se sépare plus de son coutelas, qu’il tient tout ouvert… Un autre gentleman…

— Assez causé ! Marchons !… » interrompit l’aveugle.

Et jamais voix si dure, si impitoyable, n’avait frappé mon oreille. Je crois bien qu’elle m’effraya encore plus que la torsion de mon bras. Je me sentis dompté. Sans plus de résistance, j’obéis donc et me dirigeai droit vers le parloir, où notre vieux pirate était assis au coin du feu, cuvant son rhum. L’aveugle me suivait de près, serrant toujours mon bras d’une main de fer, et s’appuyant si lourdement sur mon épaule qu’à peine pouvais-je marcher.

« Tu vas me mener tout droit à lui, et, aussitôt qu’il pourra me voir, crie : « Bill ! voici un de vos amis ! » Sinon, gare à ton poignet », ajouta-t-il en me donnant un avant-goût de ce qu’il me réservait.

La douleur et l’épouvante me firent oublier la terreur que m’inspirait habituellement le Capitaine. J’ouvris brusquement la porte du parloir et je répétai les paroles que me dictait l’aveugle.

Le pauvre capitaine tressaillit et d’un seul regard se trouva dégrisé, en possession de toute sa raison. L’expression de sa physionomie me parut en ce moment moins encore celle de la frayeur que celle d’un dégoût mortel. Il fit un mouvement pour se lever, mais n’en eut pas la force.

« Bill, restez où vous êtes ! dit le mendiant. Je n’y vois pas, mais j’ai l’ouïe fine et j’entends si l’on remue le bout du doigt… Les affaires sont les affaires… Tendez votre main gauche… Garçon,