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L’ILE AU TRÉSOR.

mettre le couvert pour le déjeuner du Capitaine, quand la porte du parloir s’ouvrit tout à coup et un inconnu entra.

Ce qui frappait d’abord chez cet inconnu, c’était une pâleur singulière. Je remarquai aussi qu’il lui manquait deux doigts de la main gauche. Il tenait dans la droite un grand coutelas et n’avait pourtant rien de belliqueux dans toute sa personne. Ma première pensée, quand je voyais un étranger, se rapportait toujours au marin à la jambe unique. C’est peut-être pourquoi je notai que celui-ci, sans avoir précisément la mine d’un matelot, avait en lui quelque chose qui sentait l’homme de mer.

Je lui demandai ce qu’il y avait pour son service. Il demanda du rhum. Comme je sortais pour en aller chercher, il s’assit sur le bord d’une table et me fit signe d’approcher ; je m’arrêtai, ma serviette à la main.

« Plus près, petit », me dit-il.

Je fis un pas vers lui.

« Ce couvert est sans doute pour l’ami Bill ? » demanda-t-il avec un regard où je crus voir de l’inquiétude.

Je répondis que je ne connaissais pas l’ami Bill, et que ce couvert était destiné à un locataire de la maison, que nous appelions le Capitaine.

« Parbleu ! dit-il, l’ami Bill peut se faire appeler le Capitaine, si cela lui convient !… Il a une balafre sur la joue gauche et il ne boude pas sur la bouteille, hein, mon petit ?… C’est bien cela, n’est-ce pas, une balafre sur la joue gauche ?…. Quand je le disais !… Ah !… ah !… Et donc, l’ami Bill est-il dans la maison ? »

J’expliquai qu’il était sorti.

« Ah ! Et de quel côté est-il allé, mon garçon ?… de quel côté ?… »

J’indiquai la falaise ; j’ajoutai que le Capitaine ne tarderait pas à rentrer ; je répondis à quelques autres questions.

« Ah ! dit l’étranger, c’est lui qui va être content de me voir !… »

L’expression de sa physionomie n’était rien moins qu’affectueuse, tandis qu’il parlait ainsi. Il me parut qu’il n’avait pas l’air de dire précisément ce qu’il pensait. Mais ce n’était pas mon affaire. Et, du reste, qu’est-ce que j’y pouvais ?…

L’inconnu restait là, flânant dans la salle, et de temps à autre allant vers la porte, mais sans la franchir, et guettant comme un chat qui attend une souris. À un moment, je sortis, et je fis quelques pas sur la route. Aussitôt, je m’entendis appeler, et comme je n’obéissais pas assez vite à cet appel, je vis un horrible changement se produire sur la face couleur de chandelle du nouveau venu. Il m’ordonna de rentrer immédiatement, en jurant de telle sorte que je ne fis qu’un bond. Je ne fus pas plus tôt revenu auprès de lui, qu’il reprit ses manières à la fois doucereuses et ironiques ; il eut même l’obligeance