Page:Stevenson - Enlevé (trad. Varlet), 1932.djvu/80

Cette page n’a pas encore été corrigée

comme le bateau était mal équipé, nous ne pouvions manœuvrer que deux avirons d’un bord, et un de l’autre. Les hommes s’évertuaient, néanmoins, avec assez de zèle, les passagers leur donnaient parfois un coup de main, et tout le monde soutenait la cadence avec des mélopées de mer en gaélique. Et ces chants, l’air salin, la bonne humeur et la gaieté générales formaient, par ce beau temps, le plus agréable spectacle.

Mais il y eut un épisode douloureux. À l’entrée du Loch Aline, nous rencontrâmes un grand navire de haute mer, à l’ancre. Je supposai d’abord que c’était là un des croiseurs royaux qui surveillaient cette côte, été comme hiver, afin d’empêcher toute communication avec les Français. Mais de plus près on s’aperçut que le navire était marchand ; et ce qui me surprit davantage, non seulement ses ponts, mais aussi la rive, étaient tout noirs de monde, et des canots faisaient continuellement la navette entre la terre et le navire. De plus près encore, nous entendîmes s’élever une vaste rumeur de deuil, les gens du bord et ceux du rivage s’adressant les uns aux autres des appels et des lamentations, à percer le cœur.

Alors je compris que c’était là un bateau d’émigrants destiné aux colonies américaines.

Notre embarcation vint se ranger sous sa muraille, et les exilés s’appuyèrent aux bastingages, pleurant et tendant les bras vers mes compagnons, parmi lesquels ils comptaient des amis. Je ne sais combien de temps aurait duré la chose, car ils semblaient n’avoir pas conscience du temps, mais à la fin, le capitaine du navire, qui avait l’air à demi éperdu (ce qui n’avait rien d’étonnant) parmi ces cris et cette confusion, vint à la coupée, et nous ordonna de nous éloigner.

Là-dessus, Neil démarra, et le chanteur principal de notre bateau entonna un air mélancolique, qui fut repris aussitôt, à la fois par les émigrants et par leurs amis du rivage, en sorte que de toutes parts résonnaient comme des lamentations funèbres. Je voyais couler les larmes sur les joues des hommes et des femmes du bateau, cependant qu’ils maniaient leurs avirons ; et les circonstances comme la musique de ce chant (celui qu’on appelle Lochaber no more[26]) me touchaient moi-même profondément.

À Kinlochaline, je tirai Mac Neil à part sur le rivage, et lui dis que je le croyais fermement un des hommes d’Appin.

– Et pourquoi pas ? dit-il.

– Je cherche quelqu’un, dis-je ; et j’ai dans l’idée que vous devez avoir de ses nouvelles. Il s’appelle Alan Breck Stewart.

Et, très sottement, au lieu de lui faire voir le bouton, je m’efforçai de lui glisser un shilling dans la main.

Il se recula.

– Vous m’offensez gravement, dit-il ; et ce n’est pas du tout une façon de se conduire entre gentlemen. L’homme dont vous demandez des