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mais à présent qu’il s’agissait de son brick, on eût dit qu’il partageait sa souffrance.

De tout le temps que nous travaillâmes autour de l’embarcation, je me rappelle une seule chose : que je demandai à Alan quel était le pays dont nous apercevions la côte ; et il répondit que c’était le pire possible pour lui, car ce territoire appartenait aux Campbell.

Nous avions chargé un des blessés de veiller aux lames et de nous avertir de leur venue. Or, nous allions enfin mettre le canot à la mer, quand cet homme poussa un cri : « Pour l’amour de Dieu, tenez bon ! » Nous comprîmes, à son intonation, qu’il s’agissait d’un coup de temps plus qu’ordinaire ; et en vérité la lame qui survint était si monstrueuse qu’elle enleva le brick et le laissa retomber sur le flanc. Je ne sais si le cri vint trop tard, ou si je me tenais mal ; mais la soudaine inclinaison du navire me projeta par-dessus les bastingages dans la mer.

Je m’enfonçai et bus un coup ; puis je revins à la surface, entrevis la lune, et coulai de nouveau. On dit que la troisième fois est la bonne. En ce cas, je ne dois pas être fait comme tout le monde, car je ne veux pas écrire combien de fois je coulai, et combien de fois je remontai. Cependant, j’étais roulé, battu, asphyxié par l’eau que j’avalais ; et le tout m’ahurissait au point que je n’avais ni peur ni regret.

À la fin, je m’aperçus que j’étais cramponné à une pièce de bois, grâce à laquelle je flottais à peu près. Alors je restai tranquille dans l’eau, et commençai à revenir à moi.

C’était la vergue de rechange que j’avais saisie, et je m’étonnai de voir à quelle distance du brick elle m’avait dérivé. Je hélai le brick ; mais il était évident qu’on n’entendait pas mes cris. Le navire tenait bon, mais j’étais trop loin et trop bas situé pour voir si le canot avait enfin été mis à la mer.

Tout en hélant le brick, je m’aperçus qu’entre lui et moi il y avait un espace exempt de grosses lames, mais qui était tout blanc sous la lune et couvert de remous. Parfois cette zone se déplaçait en bloc, de côté, comme la queue d’un serpent vivant ; parfois elle disparaissait entièrement, puis se remettait à bouillonner. Je ne devinais pas de quoi il s’agissait, et je m’en effrayai d’abord davantage, mais je compris bientôt que ce devait être le « raz » ou courant de jusant qui m’avait emporté si vite et roulé si rudement, et qui, à la fin, comme fatigué de ce jeu, m’avait rejeté avec la vergue sur sa limite extrême, vers la terre.

J’étais alors immobile, et m’aperçus bientôt que l’on peut mourir de froid aussi bien qu’en se noyant. Le rivage d’Earraid était tout proche ; j’apercevais au clair de lune les taches sombres de la bruyère et les roches pailletées de mica.

Il serait singulier, me dis-je, que je ne puisse aller jusque-là !

Je ne savais pas nager, car la rivière d’Esson était faible dans notre voisinage ; mais en m’appuyant des deux bras sur la vergue, et en lançant des coups de pied, je vis bientôt que j’avançais. L’exercice était rude, et mes progrès terriblement lents ; mais au bout d’une heure occupée