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était un exquis gentilhomme, mais faible, d’une faiblesse déplorable. Il prit toutes ces folies au sérieux ; et un beau jour – excusez du peu ! – il renonça à la dame. Elle n’était pas si sotte, cependant ; c’est d’elle que vous tenez sans doute votre parfait bon sens ; et elle refusa d’être ainsi ballottée de l’un à l’autre. Ils allèrent tous deux la supplier à genoux ; et pour finir elle les mit tous deux à la porte. Cela se passait en août ; mon Dieu ! l’année même où je sortis du collège. La scène dut être du plus haut comique !

Je songeais à part moi que c’était là une sotte affaire, mais sans oublier que mon père y était mêlé.

– Sans doute, monsieur, a-t-elle eu sa note de tragédie ? répondis-je.

– Mais non, pas le moins du monde, riposta le notaire. Car la tragédie suppose quelque objet appréciable de dispute, quelque dignus vindice nodus[47] ; et ce beau coup-là était simplement dû à la pétulance d’un jeune âne qu’on a trop gâté, et qui aurait eu besoin plutôt d’être dûment sanglé et bâté. Mais ce n’était pas l’avis de votre père ; et pour finir, de concession en concession de la part de ce dernier, et d’un paroxysme à l’autre d’égoïsme sentimental chez votre oncle, ils en vinrent à conclure une espèce de marché, dont vous n’avez éprouvé que trop les fâcheux résultats. L’un prit la dame, l’autre le titre. Or, monsieur David, on parle beaucoup de charité et de générosité ; mais dans la triste condition humaine, je me dis souvent que tout va pour le mieux quand un gentleman consulte son homme d’affaires et use de tous les moyens que la loi lui offre. En tout cas cette prouesse donquichottesque de votre père, injuste en soi, a engendré une infinie ribambelle d’injustices. Vos père et mère ont vécu et sont morts pauvres ; vous avez été pauvrement élevé ; et pendant ce temps-là, de quel bon temps ont joui les tenanciers sur le domaine de Shaws ! Et je pourrais ajouter (si cela m’importait en rien) quel bon temps pour M. Ebenezer !

– Pourtant, le plus curieux de tout, dis-je, c’est que le caractère d’un homme puisse changer à ce point.

– Exact, dit M. Rankeillor. Et toutefois j’imagine que cela se fit assez naturellement. Il ne pouvait se figurer avoir joué un beau rôle. Ceux qui étaient au courant lui battaient froid ; les autres, voyant un frère disparaître et l’autre succéder à son titre, firent courir des bruits d’assassinat ; et ainsi, de toutes parts il arriva qu’on le fuyait. L’argent était sa seule consolation. Il se mit donc à chérir l’argent. Il était égoïste durant sa jeunesse, il est toujours égoïste aujourd’hui qu’il est vieux ; et le résultat de toutes ces belles manières et de ces sentiments délicats, vous les avez éprouvés.

– C’est parfait, monsieur, dis-je, mais dans tout ceci, qu’est-ce que je deviens ?

– Le domaine est à vous, sans conteste, répondit le notaire. Peu importe ce que votre père a signé ; vous héritez du patrimoine[48]. Mais