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Nous allons jouer une comédie qui n’est guère, au fond, moins grave pour nous deux, que l’échafaud. Ne l’oubliez pas, je vous prie, et conduisez-vous en conséquence.

– Bon, bon, fis-je, ce sera comme vous le désirez.

Aux approches du hameau, il m’obligea de prendre son bras et de m’appuyer dessus en feignant d’être recru de fatigue ; et quand il poussa la porte du cabaret, il semblait me porter à demi. La fille (comme il était naturel) parut étonnée de notre prompt retour ; mais Alan ne prit pas le loisir de lui donner des explications ; il me fit asseoir, demanda une tasse d’eau-de-vie qu’il me fit avaler à petites gorgées, puis rompant le pain et le fromage, il m’aida à manger comme une bonne d’enfants : le tout avec un air sérieux, inquiet, prévenant, qui en eût imposé à un juge. Rien d’étonnant si la fille se laissa prendre à la scène que nous jouions, du pauvre gars malade et harassé, avec son très affectueux ami. Elle s’approcha de nous et se tint adossée à la table voisine.

– Est-ce qu’il a du mal ? demanda-t-elle enfin.

À ma vive surprise, Alan la regarda avec une sorte de fureur.

– Du mal ? s’écria-t-il. Il a marché plus de centaines de milles qu’il n’a pas de poils au menton, et couché plus souvent dans la bruyère humide que dans des draps secs. Du mal, qu’elle dit ! Assez de mal, dirait-on ! Ah bien oui, du mal !

Et il continua de ronchonner tout seul, en me donnant à manger d’un air bourru.

– Il est bien jeune pour cela, dit la fille.

– Trop jeune, dit Alan sans la regarder.

– Il ferait mieux d’aller à cheval, dit-elle.

– Et où voulez-vous que je lui trouve un cheval ? s’écria Alan, qui se tourna vers elle avec la même irritation feinte. – Faudrait-il pas que je le vole ?

J’aurais cru que ces rebuffades allaient la faire fuir, comme en effet elles lui clouèrent la bouche un moment. Mais mon ami savait très bien ce qu’il faisait ; et malgré sa naïveté en certaines matières, il avait un grand fonds de malice pour des affaires de ce genre.

– Vous n’avez pas besoin de me dire, hasarda-t-elle enfin, que vous êtes des nobles.

– Eh bien, dit Alan, un peu radouci (contre sa volonté peut-être) par cette réflexion ingénue, et quand bien même nous le serions ? Avez-vous jamais ouï dire que d’être noble vous mette de l’argent dans les poches ?

Elle poussa un soupir comme si elle-même eût été quelque grande dame dans le malheur.

– Non, dit-elle, c’est bien vrai.

Je m’irritais cependant du rôle que je jouais, et restais muet, entre la honte et l’amusement ; mais là-dessus il me fut impossible de me contenir davantage, et je priai Alan de me laisser, ajoutant que je me trouvais mieux. Les mots me restaient dans la gorge, car j’ai toujours détesté de prendre part à des mensonges ; mais mon embarras lui-même