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Sitôt la dernière chaîne en place, l’homme me rejoignit. C’était un individu de taille moyenne, rond de dos, étroit d’épaules, au visage terreux, et qui pouvait avoir aussi bien cinquante ans que soixante-dix. Son bonnet de nuit était de flanelle, comme la robe de chambre qu’il portait en guise d’habit et de gilet, sur sa chemise en loques. Il ne s’était pas rasé depuis longtemps ; mais ce qui me gênait surtout et m’intimidait, c’est qu’il ne voulait ni détourner les yeux de moi ni me regarder en face. Quels étaient son emploi ou sa condition, il m’était impossible de le deviner ; mais il avait plutôt l’air d’un vieux propre à rien de domestique, laissé à la garde de cette grande maison, moyennant la table et le couvert.

– Avez-vous faim ? demanda-t-il, le regard au niveau de mon genou. Voulez-vous cette goutte de porridge ?

Je lui exprimai ma crainte que ce fût là son propre souper.

– Oh ! dit-il ; je puis fort bien m’en passer. Je me contenterai de l’ale, pour humecter ma toux.

Il but environ la moitié du gobelet, sans me quitter des yeux ; puis soudain il avança la main :

– Voyons cette lettre.

Je lui dis que la lettre était pour M. Balfour, et non pour lui.

– Et qui croyez-vous donc que je suis ? dit-il. Donnez-moi la lettre d’Alexandre !

– Vous savez le nom de mon père ?

– Ce serait drôle que je ne le sache pas, car c’était mon frère ; et, bien que vous n’ayez pas l’air de nous aimer beaucoup, ni moi, ni ma maison, ni mon excellent porridge, je suis votre oncle, Davie mon ami, et vous mon neveu. Ainsi, donnez cette lettre, asseyez-vous, et mangez.

Si j’avais été plus jeune d’un an ou deux, je crois bien que la honte et l’amertume de la déception m’auraient fait fondre en larmes. En tout cas, je ne pus trouver un mot, et me contentai de lui passer la lettre ; puis je m’assis devant le porridge, sans aucun appétit, malgré mon âge. Cependant, mon oncle, penché sur l’âtre, tournait et retournait la lettre entre ses doigts.

– Savez-vous ce qu’elle contient ? demanda-t-il, soudain.

– Vous voyez bien, monsieur, que le cachet est intact.

– Oui, mais qu’est-ce que vous venez faire ici ?

– Vous donner la lettre.

– Non, dit-il d’un air rusé, vous avez dans doute quelque espérance.

– J’avoue, dis-je, qu’en apprenant que j’avais des parents à leur aise, j’ai nourri d’espoir d’en être secouru. Mais je ne suis pas un mendiant ; je ne vous demande rien, et ne veux aucune faveur qui ne me soit accordée spontanément. Car, si pauvre que je semble, j’ai des amis qui seront trop heureux de me venir en aide.

– Ta ! ta ! ta ! fit l’oncle Ebenezer, ne vous fâchez donc pas avec moi. Nous nous entendrons fort bien. Et sur ce, Davie, mon ami, si vous avez fini du porridge, j’en tâterai moi aussi un peu. Oui, continua-t-il, après m’avoir repris l’escabeau et la cuiller, – c’est une bonne et saine