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parmi les moins heureux de ma vie. J’étais choyé et respecté d’une façon toute particulière. Les femmes étaient gentilles et bonnes avec moi. J’aurais pu laisser là tout mon argent du mois et on me l’eût rendu jusqu’au dernier liard. Telle était ma célébrité que, lorsque le propriétaire et sa dame venaient inspecter l’établissement, j’étais invité à prendre le thé avec eux et c’est certes pour moi un horrible souvenir que d’avoir vu depuis cette dame, alors éblouissante dans le velours et avec ses chaînes d’or, maintenant vieille femme édentée et ridée, me saluer encore d’une voix éraillée de mon ancien surnom de Veston-de-velours[1]. »


L’étude du droit vint le sauver de cette bohème inquiétante où il eût fini par s’enlizer définitivement comme un autre Robert Fergusson[2]. Le 8 avril 1871, Robert-Louis déclara à son père son aversion raisonnée pour la profession d’ingénieur. « Il se montra étonnamment résigné », note le journal de sa femme. Bref, il fut décidé que Robert-Louis se préparerait à la profession d’avocat et suivrait en conséquence les cours de droit. Cela le ramenait heureusement aux livres et aux bibliothèques. « Il avait plus l’air d’un poète et d’un esthète que d’un étudiant », dit quelqu’un qui l’a connu alors. Depuis plusieurs années, il jouissait de la réputation d’un futur Henri Heine écossais, d’une sorte de causeur aussi charmant, aussi puriste que Charles Lamb. Mrs  Jenkins en avait entendu parler comme tel quand il lui fut

  1. Cité par Balfour, I, p. 84.
  2. Robert Fergusson (1750-1774), poète écossais, qui déçut les espérances qu’il avait fait concevoir et mourut à 24 ans dans un asile de fous, après une vie d’excès alternés de privations.