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à cet instant dramatique y a-t-il un de ses frères qui profère un seul mot, soit pour exprimer sa joie, soit pour pallier l’injure qu’ils lui firent ? Non, de tous côtés s’ensuit un silence profond et solennel, un silence infiniment plus éloquent et plus expressif que tout ce qu’on auroit pu substituer à sa place.

Que Thucidide, Hérodote, Tite-Live, ou tel autre historien classique, eussent été chargés d’écrire cette histoire, quand ils en auroient été là, ils eussent sûrement épuisé toute leur éloquence à fournir les frères de Joseph de harangues étudiées, et cependant quelque belles qu’on puisse les supposer, elles auroient été peu naturelles, et nullement propres à la circonstance. Lorsqu’une telle variété de passions dut fondre tout-à-coup dans le cœur de ces frères, quelle langue auroit été capable d’exprimer le tumulte de leurs idées ? Quand le remords, la surprise, la honte, la joie, la reconnoissance envahirent soudainement leurs ames, ah ! que l’éloquence de leurs lèvres eût été insuffisante ! combien leurs langues eussent été infidelles en transmettant le langage de leur cœur ! oui, le silence seul, participoit de la sublimité oratoire ; et des pleurs achevoient de rendre ce qu’une harangue ne pouvoit jamais faire.