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révolutions et de toute leur puissance d’affranchissement pour m’arracher à ce grand fascinateur, à ce Jean-Jacques aristocratique qui régnait alors sur la jeunesse, sur les femmes en particulier, d’un empire aussi absolu que celui du Jean-Jacques plébéien sur le siècle qui venait de finir[1].

En voyant ma mère faire les apprêts de sa toilette sans s’occuper de la mienne, j’eus le cœur bien gros. Elle s’en aperçut, et me voyant prête à pleurer, elle me dit de passer une robe pour venir avec elle à l’ambassade. La joie que je ressentis n’est pas imaginable. Il me semblait que j’allais voir un être à part, un homme au-dessus de tous les autres, un demi-dieu ! — Le demi-dieu fat très-poli pour ma mère, mais il ne m’adressa pas la parole. Au bout d’une heure, nous partîmes sans qu’il eût daigné voir que j’étais là. Moi, je n’avais pas vu qu’il ne me regardait pas, tant je m’étais oubliée à le contempler.

  1. Il est digne de remarque que les trois femmes les plus illustres de la France, en ces derniers temps, procèdent toutes trois de Jean-Jacques. Madame Roland s’en émancipait à peine, par Tacite, lorsqu’elle fut soudain moissonnée par le couteau de la guillotine, avant l’entier affranchissement de sa pensée. Madame de Staël, en ses jeunes écrits, est élève de Rousseau ; l’Allemagne et l’Italie élargirent plus tard ses horizons, mais sans la soustraire complètement à l’influence première. Madame Sand, enfin, emprunte à l’auteur d’Émile et des Confessions tout le fond de ses sentiments, tout ce qui n’est pas spontané dans le mouvement de son style.