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professorat une gravité extrême. Pénétré de l’importance de son art et des augustes souvenirs de la cour de France avant la Révolution, fier d’avoir enseigné les grâces françaises à cette belle Marie-Antoinette, dont il citait complaisamment quelques gaucheries autrichiennes en ses premières leçons ; plus fier encore de conserver, seul en France, à l’heure présente, la grande tradition nationale du menuet, avec l’interprétation vraie et les flexions graduées de la révérence, M. Abraham se rendait à lui-même de profonds respects. Il n’arrivait chez ses nobles élèves qu’en voiture et en habit de gala. Il entrait et sortait, s’asseyait et se levait, parlait, grondait, toussait et se mouchait, toujours en cérémonie. Les doigts qu’il posait sur l’archet de son petit violon de poche étaient couverts de brillants énormes, dont chacun lui venait, à son dire, d’une reine ou d’une princesse royale. Depuis sa perruque à frimas, jusqu’à la boucle dorée de ses escarpins, depuis son jabot en fine dentelle jusqu’à ses bas de soie noirs strictement tirés sur ses faux mollets, tout en lui se tendait vers la majesté. M. Abraham portait le poids des ans d’un pied léger, d’un jarret souple, qui s’enlevait et retombait en cadence. Ses pas, lorsqu’il les exécutait devant les parents — jamais pour l’élève seule il ne prenait cette peine — étaient d’une précision achevée et d’une aisance juvénile. Sa respiration même n’avait point d’âge et semblait obéir,