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rent Florence de froids dessinateurs, et ils sont déjà le fléau de votre école de peinture. Dès le temps de Métastase, les musiciens allemands cherchaient à écraser les chanteurs avec leurs instruments ; et ceux-ci, désirant reconquérir l’empire, se mettaient à faire des concertos de voix, comme disait ce grand poëte. C’est ainsi que, par un renversement total du goût, les voix imitant les instruments qui cherchaient à les étouffer, on entendit l’Agujari, Marchesi[1], la Masra, la Gabrielli[2], la Danzi, la Bilington, et autres grands talents, faire de leurs voix un flageolet, défier tous les instruments, et les surpasser par la difficulté et la bizarrerie des passages. Les pauvres amateurs étaient obligés d’attendre, pour avoir du plaisir, que ces talents divins ne voulussent plus briller. Poursuivi par les instruments, leur chant, dans les airs de bravura, ne présenta plus qu’une seule des deux choses qui constituent les beaux-arts, dans lesquels, pour plaire, l’imitation de la nature passionnée doit se joindre, pour le spectateur, au sentiment de la difficulté vaincue. Quand cette dernière partie se montre seule, l’âme des auditeurs reste froide ; et quoique soutenus un instant par la vanité de paraître connaisseurs en musique, ils sont comme ces gens aimables dont parle Montesquieu, qui, en bâillant à se démettre la mâchoire, se tiraient par la manche pour se dire : « Mon Dieu ! comme nous nous amusons ! comme cela est

  1. Le divin Marchesi, né à Milan vers 1755. Jamais on ne chantera comme lui le rondeau Mia speranza, de Sarti.
  2. La Gabrielli, née à Rome en 1730, élève de Porpora et de Métastase, si connue par ses caprices incroyables. Les vieillards citaient encore dans ma jeunesse la manière dont elle chanta à Lucques, en 1745, avec Guadagni, qui était alors son amant.