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que moi qui ai de la vertu politique, mais les méprisant comme maladroits, il arriva à ne pouvoir plus supporter sans un vif accès d’humeur l’énoncé de leurs maladresses. (Il voyait vivement et à l’improviste un danger pour ses propriétés.) Chaque jour il y en avait quelque nouvelle, comme on peut le voir dans les journaux de 1826 à 1830. Lussinge allait au spectacle le soir et jamais dans le monde ; il était un peu humilié de sa place. Tous les matins, nous nous réunissions au café, je lui racontais ce que j’avais appris la veille ; ordinairement, nous plaisantions sur nos différences de partis. Le 3 janvier 1830, je crois, il me nia je ne sais quel fait antibourbonien que j’avais appris chez M. Cuvier, alors Conseiller d’État, fort ministériel. Cette sottise fut suivie d’un fort long silence ; nous traversâmes le Louvre sans parler. Je n’avais alors que le strict nécessaire, lui, comme on sait, vingt-deux mille francs. Je croyais m’apercevoir, depuis un an, qu’il voulait prendre à mon égard un ton de supériorité. Dans nos discussions politiques, il me disait :

— Vous, vous n’avez pas de fortune.

Enfin, je me déterminai au très pénible sacrifice de changer de café sans le lui dire. Il y avait neuf ans que j’allais tous les jours à dix heures et demie au café de Rouen,