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douces, disputes vives, rires fous, mais jamais d’airs importants. Pour les mœurs, Milan est une république vexée par la présence de trois régiments allemands et obligée de payer trois millions à l’empereur d’Autriche. Notre air de dignité, que les Italiens appellent sostenuto, notre grand art de représenter, sans lequel il n’y a pas de considération, serait pour eux le comble de l’ennui. Quand on a pu comprendre le charme de cette douce société de Milan, on ne peut plus s’en défaire. Plusieurs Français de la grande époque sont venus ici prendre des fers qu’ils ont portés jusqu’au tombeau.

Milan est la ville d’Europe qui a les rues les plus commodes[1] et les plus belles cours dans l’intérieur des maisons. Ces cours carrées sont, comme chez les Grecs anciens, environnées d’un portique, formé par des colonnes de granit fort belles. Il y a peut-être à Milan vingt mille colonnes de granit ; on les tire de Baveno, sur le lac Majeur. Elles arrivent ici par le fameux canal qui joint l’Adda au Tésin. Léonard de Vinci travailla à ce canal en 1496 ; nous n’étions encore que des barbares, comme tout le Nord.

Il y a deux jours que le maître d’une de ces belles maisons, ne pouvant dormir, se promenait sous le portique, à cinq heures du matin ; il tombait une pluie chaude. Tout à coup, il voit sortir d’une petite porte, au rez-de-chaussée, un fort joli jeune homme de sa connaissance. Il comprend qu’il a passé la nuit dans la maison. Comme ce jeune homme aime beaucoup l’agriculture, le mari lui fait pendant deux heures, tout en se promenant sous le portique, et sous prétexte d’attendre la fin de la pluie, des questions infinies sur l’agriculture. Vers les huit heures, la pluie ne cessant pas, le mari a pris fort poliment congé de son ami, et est remonté. Le peuple milanais offre la réunion de deux choses que je n’ai jamais vues ensemble au même degré, la sagacité et la bonté. Quand il discute, il est le contraire des Anglais, il est serré comme Tacite ; la moitié du sens est dans le geste et dans l’œil ; dès qu’il écrit il veut faire de belles phrases toscanes, et il est plus bavard que Cicéron.

  1. The most comfortable streets.