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de la littérature d’Académie. Un homme de génie peut percer au milieu de la platitude générale ; mais Alfieri travaille à l’aveugle, il n’a point de véritable public à espérer. Tout ce qui hait la tyrannie le porte aux nues ; tout ce qui vit de la tyrannie l’exècre et le calomnie. L’ignorance, la paresse et la volupté sont telles, parmi les jeunes Italiens, qu’il faut un long siècle avant que l’Italie soit à la hauteur des deux chambres. Napoléon l’y menait, peut-être sans le savoir. Il avait déjà rendu la bravoure personnelle à la Lombardie et à la Romagne. La bataille de Raab, en 1809, fut gagnée par des Italiens.

Laissons les sujets tristes ; parlons musique : c’est le seul art qui vive encore en Italie. Excepté un homme unique, vous trouverez ici des peintres et des sculpteurs comme il y en a à Paris et à Londres ; des gens qui pensent à l’argent. La musique, au contraire, a encore un peu de ce feu créateur qui anima successivement en ce pays le Dante, Raphaël, la poésie, la peinture, et enfin les Pergolèse et les Cimarosa. Ce feu divin fut allumé jadis par la liberté et par les mœurs grandioses des républiques du moyen âge. En musique, il y a deux routes pour arriver au plaisir, le style de Haydn et le style de Cimarosa : la sublime harmonie ou la mélodie délicieuse. Le style de Cimarosa convient aux peuples du Midi et ne peut être imité par les sots. La mélodie fut au plus haut point de sa gloire vers 1780 ; depuis, la musique change de nature, l’harmonie empiète et le chant diminue. La peinture est morte et enterrée. Canova a percé par hasard, par la force de végétation que l’âme de l’homme a sous ce beau climat ; mais, comme Alfieri, c’est un monstre ; rien ne lui ressemble, rien n’en approche, et la sculpture est aussi morte en Italie que l’art des Corrége : la gravure se soutient assez bien, mais ce n’est guère qu’un métier.

La musique seule vit en Italie, et il ne faut faire en ce beau pays que l’amour ; les autres jouissances de l’âme y sont gênées ; on y meurt empoisonné de mélancolie, si l’on est citoyen. La défiance y éteint l’amitié ; en revanche, l’amour y est délicieux ; ailleurs, on n’en a que la copie.

Je sors d’une loge où l’on m’a présenté à une femme grande et bien faite, qui m’a semblé avoir trente-deux ans. Elle est