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ROMANS ET NOUVELLES

Mina sacrifia toutes les valses de Hartberg au plaisir de faire des questions au général. Celui-ci était ravi : il captivait l'attention de la plus jolie fille de Kœnigsberg, et qui passait pour fort dédaigneuse. À quarante-cinq ans sonnés il l'emportait non seulement sur tel ou tel danseur, mais sur le bal. Le bon général allait jusqu'à se dire qu'il triomphait individuellement de toute cette belle jeunesse aux mouvements si souples. « Ce que c'est que d'avoir voyagé et de ne pas manquer d'un certain aplomb, se disait-il ! Quel dommage qu'une personne si charmante soit de sang bourgeois ! »

Mina était folle de la France et ne songeait pas au général qu'elle trouvait ridicule avec ses croix. « Chacune, se disait-elle, obtenue sans doute par une bassesse » (on voit qu'elle était libérale). Le lendemain, elle envoya prendre chez le grand libraire Denner la collection des chefs d'œuvre de la littérature française en deux cents volumes, dorés sur tranches. Elle avait déjà tous ces ouvrages, mais en les relisant dans une nouvelle édition, ils lui semblaient avoir quelque chose de nouveau. Il faut savoir que Mina était l'élève favorite de l'homme de Kœnigsberg qui a peut-être le plus d'esprit, M. le professeur et conseiller spécial Eber-