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RACINE ET SHAKSPEARE

de noble dans la vie, il semble la condamner au néant ; car nous sentons qu’il a la vue très-nette. Voilà deux raisons pour lesquelles beaucoup de gens destinés aux arts par la nature, mais paresseux comme nous le sommes tous, dès qu’ils entreprennent de raisonner sur des choses un peu élevées et difficiles, se perdent dans la nue[1] avec le divin Platon. Si on les y attaque, ils se mettent bien vite en colère et disent à l’assaillant : « Vous avez l’âme froide, sèche et commune. — Du moins, n’ai-je pas de paresse, pourrait-on répondre, et me suis-je donné la peine d’apprendre l’idéologie dans les philosophes et non dans les poëtes. »

S’il est un conte rebattu dans les livres, c’est celui-ci : Voltaire avait consenti à faire dire des vers à une jeune personne qui se destinait au théâtre. Elle commence un morceau du rôle d’Aménaïde. Le grand homme, étonné de sa froideur, lui dit : « Mais, mademoiselle, si votre amant vous avait trahi, lâchement abandonnée, que feriez-vous ? — J’en prendrais un autre », répond ingénument la jeune fille. Voilà le bon sens de Condillac, opposé au génie de Platon. Je conviendrai sans peine que, dans les dix-neuf vingtièmes des affaires de la vie, il vaut mieux être raisonnable et de bon sens comme cette jeune fille prudente. Le mal, c’est quand de telles gens veulent se mêler des beaux-arts, en rai-

  1. J.-J. Rousseau, première page d’Émile.