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RACINE ET SHAKSPEARE

écoute. Méprisés ! ce sont les despotes tout puissants, ce sont les dieux de notre littérature. Ne vous ai-je pas dit, ô jeune homme si étranger encore aux choses de ce monde, ne vous ai-je pas dit que nous ne cherchons pas à parler comme on parle, mais à parler comme on parla. De là, les pédants, qui savent comment on parla, sont nos premiers maîtres. Nous avons pris à rebours l’usage de toute l’Europe.

Le jeune homme. — Comment, nous Italiens qui avons tant de génie naturel et qui avons si souvent[1] dominé ou éclairé l’Europe, nous n’avons pas eu l’esprit de faire ce que tous les peuples ont fait !

Le vieillard. — Nous avons été grands de trop bonne heure. Le malheur de notre littérature, c’est que l’Italie républicaine et énergique valait réellement mieux au treizième siècle qu’elle n’a jamais valu depuis.

  1. L’Italie a dominé l’Europe sous les Romains et sous Grégoire VII ; en Belgique comme au fond de l’Espagne, on trouve la tour de César et la Bulle de Rome. L’Italie a éclairé et civilisé l’Europe du temps de la docte et sage Étrurie et sous Léon X. Elle la domine encore aujourd’hui par l’empire des arts, empire si glorieux parce qu’il est volontaire. À Munich comme à Barcelone et à Londres et à Odessa, si l’on veut avoir un bon spectacle musical, on joue Rossini ; si une famille veut élever un tombeau à une mère chérie, ou posséder une statue parfaite on invoque Canova (a). Enfin la lyre est muette en Europe ; elle a été glacée par les discussions politiques, et l’un des deux êtres privilégiés sous les doigts desquels elle rend encore des sons enchanteur, est Italien. Dès qu’on parle poésie, il faut toujours nommer Monti et Lord Byron.

    (a) Tombeau de Mme  Espagnole. Le Prince Régent d’Angleterre, voulant une belle statue, l’a demandée à notre immortel Vénitien.