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QU’EST-CE QUE LE ROMANTICISME ?

dant que les ambassadeurs que des rois éloignés s’envoient entre eux partent de la cour de leur maître, arrivent à la cour de son ennemi et retournent dans leur patrie ; pendant que des armées sont levées et vont assiéger des villes qu’on leur voit prendre ; pendant qu’un exilé est chassé de sa patrie, se révolte contre elle, trouve des partisans et y retourne à main armée ; ou jusqu’à ce que le jeune homme que le spectateur, au premier acte, a vu faisant la cour à sa maîtresse, pleure la mort prématurée de son fils. L’esprit est révolté, continuent-ils, d’une fausseté trop évidente, et la fiction perd toute sa force quand elle s’éloigne à ce point de la ressemblance à la réalité.

« Le spectateur qui sait qu’il a vu le premier acte à Alexandrie[1] ne peut pas supposer qu’il voit le second acte à Rome ; c’est-à-dire à une distance à laquelle tout le pouvoir d’Armide aurait eu peine à le transporter en aussi peu de temps. Le spectateur sait avec certitude que sa banquette n’a pas changé de place ; il sait également que le plancher élevé qui est sous ses yeux et qu’on appelle palco scenico et qui, il n’y a qu’un instant, était la place de Saint-Marc à Venise, ne peut pas être cinq minutes après la ville de Loango, en Chine. »

Tel est le langage triomphant de toutes

  1. Allusion à la tragédie d’Antoine et Cléopâtre, dans le premier acte de laquelle Shakspeare a divinement peint l’amour que nous sentons tous les jours, l’amour heureux et satisfait, sans pour cela être languissant.