Page:Stendhal - Racine et Shakespeare.djvu/171

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
134
RACINE ET SHAKSPEARE


    1o Il ôte le loisir sans lequel il n’y a point de beaux-arts. L’Italie, en gagnant les deux Chambres, perdra peut-être les Canova et les Rossini.

    2o Il jette une défiance raisonneuse dans tous les cœurs. Il sépare les diverses classes de citoyens par la haine. Vous ne demandez plus de cet homme que vous rencontrez dans la société à Dijon ou à Toulouse : Quel est son ridicule ? mais bien : Est-il libéral ou ultra ? Il ôte aux différentes classes de citoyens le désir d’être aimables aux yeux les uns des autres, et par conséquent le pouvoir de rire aux dépens les uns des autres.

    Un Anglais qui voyage par la diligence de Bath se garde bien de parler et de plaisanter sur la chose du monde la plus indifférente ; il peut trouver dans son voisin un homme d’une classe ennemie, un méthodiste ou un tory furieux qui lui répondra en l’envoyant paître, car la colère est un plaisir pour les Anglais, elle leur fait sentir la vie. Comment naîtrait la finesse d’esprit dans un pays où l’on peut imprimer impunément Georges est un libertin, et où le seul mot de Roi constitue le délit ? Il ne resterait dans un tel pays que deux sources de plaisanterie, les faux braves et les maris trompés ; le ridicule y prendrait le nom d’excentricity.

    Dans le despotisme sans échafauds trop fréquents, vraie patrie de la comédie en France, sous Louis XIV et sous Louis XV, tous les gens voyageant par la diligence avaient les mêmes intérêts, riaient des mêmes choses, et, qui plus est, cherchaient à rire, éloignés qu’ils étaient des intérêts sérieux de la vie.

    3o On dit qu’un habitant de cette Philadelphie que le regrettais, ne songe qu’à gagner des dollars, et sait à peine ce que veut dire le mot ridicule. Le rire est une plante exotique importée d’Europe à grands frais, et qui n’est à l’usage que des plus riches (voyage de l’acteur Mathews). Le manque de finesse et le pédantisme puritain rendent impossible, dans cette république, la comédie d’Aristophane.

    Tout ceci n’empèche pas la justice, la liberté, l’absence des espions, d’être des biens adorables. Le rire n’est qu’une consolation à l’usage des sujets de la monarchie. Mais comme l’huître malade produit la perle, ces hommes sans liberté, et sans sépulture chrétienne après leur mort, produisent Tartuffe et le Retour imprévu.

    Je n’ai de la vie parlé à un censeur, mais je m’imagine qu’il pourrait dire pour excuser son métier :

    « Quand toute la France le voudrait à l’unanimité, nous ne pourrions nous refaire des hommes de 1780. L’admi-