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pensées

avec appareil, de magnifiques ordures et de charognes lointaines. » Jean-Jacques.

Pourquoi le mot charogne ne répugne-t-il pas dans cette phrase ?

Cela tient à l’adjectif lointaines, et au mot d’ordures que Rousseau a placé avant celui de charogne pour préparer l’esprit à une image dégoûtante par une qui le fût moins[1]. Car si Jean-Jacques avait dit : « Ma table ne serait point couverte avec appareil de magnifiques ordures et de charognes », chacun de nous se serait figuré un cheval putréfié sur la table de Rousseau et l’image eût été à faire vomir. Au lieu que l’adjectif lointaines nous apprend d’abord que ce ne sont pas les charognes que nous connaissons, nous cherchons donc à nous en figurer d’autres, et nous nous représentons les cadavres des animaux étrangers qui nous sont connus. Or comme nous avons vu ces animaux superbes pour la plupart tenus avec beaucoup de soins dans des lieux très propres, que ceux dont nous nous souvenons le mieux sont les plus brillants, tels que l’oiseau de paradis, le colibri, l’oiseau-mouche, etc., etc., nous nous formons de leurs

  1. D’où, je conclus qu’on peut se faire un langage très hardi et se servir de mots que personne n’oserait employer, en ayant soin de les préparer. C’est ce que Racine fait souvent.