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ATHANASE AUGER

une demi-douzaine en rondelles pour en faire une salade au rhum et au sucre, que mon oncle aimait beaucoup. Excités l’un par l’autre, ces messieurs en avalaient à qui mieux mieux, et l’on jasait d’autant. Sans s’en apercevoir, ils furent pris tous deux, et leurs éclats de rire, les larmes involontaires que ces rires provoquaient, fixèrent l’attention des trois dames, ma bonne mère, ma tante Thérèse, qui était plus âgée que ma mère de neuf années, et enfin la petite étourdie qui, se levant de table avant que le café fût servi, provoqua sa sœur pour engager sa mère à faire passer au salon, ce qu’elle fit aussitôt.

Arrivés là, monseigneur comte de Noé, frère d’un ou d’une Polignac, évêque de Lescars, grand abbé, etc., etc., et Athanase Auger, son grand vicaire, membre de toutes les Académies, etc., etc., se trouvèrent si bien pris tous deux, qu’ils allaient de travers et bavardaient comme des pies ; ce que voyant la maligne Sophie, elle leur prit à chacun une main, et, forçant sa mère et sa sœur de s’emparer des autres mains restées libres, ils dansèrent deux ou trois rondes que Sophie (ma mère), l’espiègle, chanta au mieux et de tout l’éclat d’une des plus jolies voix qu’avait départie la nature en sa faveur. Ces excellents ecclésiastiques se prêtèrent d’autant mieux à cette danse folâtre qu’ils n’étaient gênés par aucun œil indiscret et étranger, et si, en tirant à dessein trop fort son bon oncle, la malicieuse petite ne l’eût fait choir tout de son long