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MÉMOIRES D’UN TOURISTE

et que monseigneur lui demanda si elle les aimait bien sucrées, et s’il en fallait mettre beaucoup. La petite répondit : « Non ; treize fraises et quatorze sucres. » Enfin, bien réchauffée et séchée, M. de Noé commanda qu’on attelât les chevaux à sa voiture, et il reconduisit lui-même ma mère chez son oncle. Il était deux heures quand ils arrivèrent, et en ce temps-là on soupait le soir et on dînait à cette heure. Monseigneur l’évêque, qui avait apporté dans son carrosse une douzaine de superbes oranges de Malte, dont on lui avait fait présent la veille, s’invita à dîner.

Lorsque ce prélat faisait cet honneur à la famille, ce qui arrivait très-souvent, madame Auger savait qu’il fallait se procurer un fromage à la crème de Chantilly, dont il était très friand, ce qui fut exécuté par le seul domestique qui servait mes grands parents. Plusieurs fois l’évêque avait insisté, voyant le peu de serviteurs de cette maison, [afin] de garder un de ses laquais pour aider la mère et ses deux filles au service, et ce jour-là il insista plus que jamais, parce qu’il s’apercevait que ma bonne maman, prise au dépourvu, se démenait beaucoup ; mais l’abbé Auger, mon oncle, le refusait toujours. « Mais, monseigneur, lui répondit-il, je vous prie, ne faites point attention ; par la contrariété qui se manifeste dans vos traits vous nous ôtez tout le bonheur et le plaisir que nous avons de vous recevoir à notre table. Ne savez-vous pas que c’est ici comme du temps d’Homère ?