Page:Stendhal - Mémoires d’un Touriste, II, Lévy, 1854.djvu/93

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
87
MÉMOIRES D’UN TOURISTE.

prend l’absurdité de l’art grec, employé à peindre ce caractère si éminemment chrétien ? Les plus spirituels des Grecs auraient cherché en vain à comprendre ce caractère, produit singulier du moyen âge, expression de ses folies comme de ses passions les plus héroïques. Schiller seul et une jeune princesse ont compris cet être presque surnaturel.

Pourquoi ne pas remplacer l’ignoble statue du dix-huitième siècle, qui gâte le souvenir de Jeanne d’Arc, par le chef-d’œuvre de la princesse Marie ?

En arrivant, je suis allé tout seul rue de la Pie, voir la maison où naquit en 1606 Pierre Corneille ; elle est en bois, et le premier étage avance de deux pieds sur le rez-de-chaussée ; c’est ainsi que sont toutes les maisons du moyen âge à Rouen, et ces maisons qui ont vu brûler la Pucelle sont encore en majorité. La maison de Corneille a un petit second, un moindre troisième, et un quatrième de la dernière exiguïté.

J’ai voulu voir de son écriture, on m’a renvoyé à la bibliothèque publique : là, dans un coffret recouvert d’une vitre, et sur le revers de l’Imitation traduite en vers français, j’ai étudié trois ou quatre lignes, par lesquelles ce grand homme, vieux et pauvre, et négligé par son siècle, adresse cet exemplaire à un chartreux son ancien amy. Le savant bibliothécaire a placé à côté du livre un avis ainsi conçu : « Écriture de la main de Pierre Corneille. »

J’ai compté neuf lecteurs dans cette bibliothèque ; mais j’y ai entendu un dialogue à la fois bien plaisant et bien peu poli entre deux prétendus savants en archéologie gothique. Ces messieurs étaient l’un envers l’autre de la dernière grossièreté, et d’ailleurs ils ne répondaient à une assertion que par l’assertion directement contraire ; ils n’appuyaient leur dire d’aucun raisonnement Cette pauvre science ne serait-elle qu’une science de mémoire ?

J’ai admiré la salle des pas perdus (Palais de Justice), salle magnifique que l’on pourrait restaurer avec mille francs ; là se