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ŒUVRES DE STENDHAL.

5. L’hôtel Bourgderoulde et ses magnifiques bas-reliefs ? Là seulement on prend une idée nette de l’aspect de la société à la fin du moyen âge.

Qui ne connaît l’incroyable niaiserie d’élever une coupole en fer, ne pouvant la faire en pierre ? C’est une femme qui se pare avec de la dentelle de soie.

Qui ne connaît cette statue si plate de Jeanne d’Arc élevée à la place même où la cruauté anglaise la fit brûler ? Qui ne com-

    café au lait, qui salit cet antique monument, et on le remplacera par la couleur sombre que le temps a donné à la tour de Saint-Jacques-de-la-Boucherie.

    Mon guide a voulu me faire admirer quelques-uns de ces ouvrages étranges qui, sous le nom de tableaux d’église, offensent notre vue, chaque année, aux expositions de Paris. Il convient à la politique du gouvernement d’acheter ces beaux ouvrages, mais ensuite il en est bien embarrassé ; il en fait don aux églises de province, et la province, fort jalouse de Paris, prend la liberté de se moquer de ces sortes de cadeaux. Ces ouvrages viendraient empoisonner le goût du public et des jeunes gens si, sous ce rapport, il restait encore quelque chose à faire.

    Saint-Ouen est plus long et moins large que la cathédrale, et bien autrement beau. Mon guide m’a fait remarquer les rosaces. Comme j’admirais la belle couleur gris-noir de l’intérieur de l’église, le cicerone m’a dit : — Hélas ! monsieur, c’est un des outrages de la Révolution ; les jacobins avaient établi un atelier d’armes dans notre église ; mais dès que la fabrique aura de l’argent on la fera badigeonner. — En ce cas, lui ai-je dit, les Anglais ne donneront plus d’étrennes au portier. Je vous avertis que parmi ces gens tristes les couleurs sombres sont à la mode ; et déjà, je vous en préviens, les amateurs de Paris commencent à partager ce goût.

    Comme l’emphase est de toutes les sottises la plus difficile à éviter, les petits livres, les journaux et les tableaux de province ne laissent rien à désirer sous ce rapport. Le style noble de ces messieurs est tellement bouffon, que bientôt, par l’impossibilité de se surpasser eux-mêmes, ils seront obligés de changer de manière. Le style d’un petit livre destiné aux voyageurs, et que j’ai acheté hier, ne serait point supporté, à Paris, dans l’annonce d’un spécifique pour les dents. Telle est cependant, à trente lieues de Paris, le style convenable que doit employer un homme qui se respecte.