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MÉMOIRES D’UN TOURISTE.

verticalement à un pied les uns des autres : l’intervalle est rempli par de la maçonnerie. Mais les morceaux de bois ne sont point recouverts par le crépi, de façon que de tous côtés l’œil aperçoit des angles aigus et des lignes verticales. Ces angles aigus sont formés par certaines traverses qui fortifient les pieds droits et les unissent, et présentent de toutes parts la forme du jambage du milieu d’un N majuscule.

Voilà, selon moi, la cause de l’effet admirable que produisent les constructions gothiques de Rouen ; elles sont les capitaines des soldats qui les entourent.

À l’époque où régnait la mode du gothique, Rouen était la capitale de souverains fort riches, gens d’esprit et encore tout transportés de joie de l’immense bonheur de la conquête de l’Angleterre, qu’ils venaient d’opérer comme par miracle. Rouen est l’Athènes du genre gothique ; j’en ai fait une description[1].

  1. Voici cette description que l’auteur avait supprimée dans la première édition et qui a été retrouvée dans ses manuscrits :

    — Rouen, le 27 juin 1837.

    Il fait un soleil superbe ; je jouis avec délices de la vue que j’ai de mes quatre magnifiques fenêtres. Au reste, je rentre accablé de fatigue ; je viens de me donner le plaisir de revoir Rouen, comme si j’y arrivais pour la première fois. Par des raisons que je dirai, Rouen est la plus belle ville de France, pour les choses du moyen âge et l’architecture gothique.

    J’ai commencé par déjeuner au beau café moyen âge, vis-à-vis la salle de spectacle. Les garçons entendent fort bien la voix plaintive des consommateurs, mais ne répondent pas et s’en font gloire ; je reconnais le voisinage de Paris. Quel contraste avec les garçons du café, à côté de la comédie, à Lorient ! et surtout quel lait j’avais à Lorient, et quelle eau blanchie à Rouen ! J’ai un malheur qui, en y réfléchissant, me disqualifie entièrement pour le métier de voyageur, écrivant un journal. Comment trouver les choses curieuses sans avoir un guide ? Et dès que j’ai pris un guide, pour peu qu’il soit emphatique, je me fais des plaisanteries intérieurement sur ses ridicules, que je m’amuse à examiner. Dans cette situation d’âme, je crois que je ne sentirais pas même un tableau du Titien.

    Je connais un des deux antiquaires que j’ai surpris disputant à la bi-