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MÉMOIRES D’UN TOURISTE.

chapeau et s’est levé en s’écriant : Immoral ! vraiment honteux ! Et les pauvres filles ont été obligées de le suivre.

Je les ai trouvées, cinq minutes après, prenant des glaces au café de la promenade couverte : il n’y avait là que de jeunes Allemands ; ce sont les commis des maisons du Havre, dont beaucoup ne sont pas françaises. J’ai aperçu de loin des négociants de ma connaissance, et, comme mon incognito dure encore, j’ai pris la fuite.

À la seconde pièce, c’était Théophile ou Ma vocation, jouée par Arnal ; les jeunes Espagnoles, plus sémillantes que jamais, sont revenues prendre leurs places. Je pense qu’elles ne comprenaient pas ce que disait Arnal ; jamais je n’ai tant ri. Je ne conçois pas comment ce vaudeville n’a pas été outrageusement repoussé à Paris par la morale publique : c’est une plaisanterie cruelle, et d’autant plus cruelle qu’elle est scintillante de vérité, contre le retour à la dévotion tellement prescrit par la mode. Le héros, joué avec tout l’esprit possible par Arnal, est un jeune élève de séminaire qui tient constamment le langage de Tartufe, et dont la vertu finit par succomber scandaleusement. Je regardais les jeunes Espagnoles, le père dormait, leurs amants ne faisaient pas attention à elles, et elles regardaient leurs voisins français qui tous pleuraient à force de rire.

Si le vieux Espagnol est un voyageur philosophe comme Babouc, tirant des conséquences des choses qu’il rencontre, il va nous prendre pour un peuple de mœurs fort dissolues, et plus impie encore qu’au temps de Voltaire.

Les dames du Havre sortent rarement, mais par fierté : elles trouvent peuple de venir au spectacle. Elles regardent le Havre comme une colonie, comme un lieu d’exil où l’on fait sa fortune, et qu’il faut ensuite quitter bien vite pour revenir prendre un appartement dans la rue du Faubourg-Poissonnière.

Voilà tout ce que j’ai pu tirer de la conversation d’un négociant de mes amis, avec lequel je me suis rencontré face à face au sortir du spectacle. Je l’ai prié de ne pas parler de moi, et