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ŒUVRES DE STENDHAL.

blait suffisant. Ces messieurs me parlent avec beaucoup de plaisir de leurs grands poëtes dramatiques, dont la plupart ont des noms gutturaux abominables à prononcer. Ils prétendent que c’est par une véritable bizarrerie que les étrangers n’ont distingué parmi tant d’hommes supérieurs que Calderon et Lope de Véga ; ils me citent Alarcon et d’autres noms qui m’échappent ; tous ces poëtes ont, selon moi, un grand mérite et un grand défaut.

Leur mérite, c’est que leurs pièces ne sont point une imitation plus ou moins élégante des chefs-d’œuvre qui ont fait les délices d’un autre peuple. L’Espagne monarchique, obéissant à un honneur exagéré si l’on veut, mais tout puissant chez elle, faisant le bonheur ou le malheur de chaque homme, n’a point imité les tragédies par lesquelles Sophocle et Euripide cherchaient à plaire à la démocratie furibonde d’Athènes. Les pièces de fray Gabriel Tellès, par exemple, sont faites uniquement pour plaire aux Espagnols de son temps, et par conséquent peignent le goût et les manières de voir de ces Espagnols de l’an 1600. Voilà leur grand mérite.

Le principal défaut des pièces espagnoles, c’est que, à chaque instant, les personnages récitent une ode remplie d’esprit sur les sentiments qui les animent, et ne disent point les mots simples et sans esprit qui me feraient croire qu’ils ont ces sentiments, et qui, surtout, les exciteraient chez moi.

Rapidité des mules espagnoles ; elles ont chacune un nom : la Marquise, la Colonelle, etc. Le conducteur raisonne sans cesse avec elles : « Comment, Colonelle, tu te laisseras vaincre par la Marquise ? » Il leur jette de petites pierres. Un jeune garçon, dont j’admire la légèreté, et qui s’appelle le Zagal, court à côté des mules pour accélérer leur marche ; puis, quand elles ont pris le galop, il s’accroche à la voiture : ce manège est amusant. De temps en temps, ces mules donnent des coups de collier et galopent toutes ensemble ; il faut ensuite s’arrêter cinq minutes, parce qu’il y a toujours quelque trait de cassé. Cette façon d’al-