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MÉMOIRES D’UN TOURISTE.

abonné au journal des modes. Eh ! monsieur, avant tout, soyez Espagnol !

À Barcelone, le grand problème était de rentrer en France. Tout calcul fait, nous avons osé prendre une voiture attelée de mules. Mes sept compagnons m’ont l’air de gens qui émigrent. On émigrerait à moins. La vie, en Espagne, est fort désagréable, et cet état de choses peut fort bien durer vingt ou trente ans encore.

Plusieurs de mes compagnons ressemblent tout à fait à don Quichotte ; c’est la même loyauté et la même absence de raison, dès qu’on arrive à certains articles. Les cordes qu’il ne faut pas toucher, c’est la religion ou les privilèges de la noblesse. Ces messieurs me prouvent sans cesse, avec beaucoup d’esprit et une vivacité charmante, que les privilèges de la noblesse sont utiles au peuple. Ce qui fait que je les aime, c’est qu’ils le croient.

L’un d’eux a eu une dispute avec les autres, parce qu’il m’a dit : « Le peuple espagnol, au fond, n’est enthousiaste ni du gouvernement des deux chambres, ni de don Carlos ; je n’en veux pour preuve que la course de Gomez, qui, avec quatre pauvres mille hommes, a traversé toute l’Espagne, de Cadix à Vittoria. Si l’Espagne avait été libérale, Gomez eût été écrasé. Si l’Espagne eût aimé don Carlos, Gomez eût réuni cent mille hommes. »

Au moment de partir, nous allons prendre du chocolat dans la boutique d’un certain Piémontais, cachée dans une petite rue ; je croyais presque qu’on me menait conspirer. Je me suis muni de vingt œufs durs à l’auberge, j’ai du pain, du chocolat, etc. ; en un mot, je ne serai pas réduit à dîner avec du pain trempé dans du vin qui contient un tiers d’eau-de-vie, ce qui fait mal à l’estomac.

Mes compagnons espagnols sont d’un esprit bien supérieur à ceux que j’avais en venant. Par exemple, j’ai donné à entendre fort poliment que parler politique trois heures par jour me sem-