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ŒUVRES DE STENDHAL.

tout souci, je me suis promené par la ville, jouissant du délicieux plaisir de voir ce que je n’avais jamais vu.

Barcelone est, à ce que l’on dit, la plus belle ville d’Espagne après Cadix ; elle ressemble à Milan ; mais, au lieu d’être située au milieu d’une plaine parfaitement plate, elle est adossée au Mont-Joui. On ne voit point la mer, de Barcelone ; cette mer, qui ennoblit tout, est cachée par les fortifications qui sont au bout de la Rambla.

Je n’ose dire les réflexions politiques que j’ai faites pendant un séjour de vingt heures ; et pourtant jamais je n’ai tant pensé.

Parmi les cinq ou six légions de la garde nationale de Barcelone, il en est une composée d’ouvriers qui fait peur à toutes les autres. Quand les carlistes approchent, on se réconcilie avec cette légion qui porte des blouses et que l’on suppose capable de faire le coup de fusil. Quand on n’a plus peur des carlistes, on cherche querelle aux gens à blouses et on les accuse de jacobinisme. La légion énergique dit, pour sa défense, qu’elle suit les principes du célèbre Volney, auteur des Ruines. Volney, Raynal, Diderot et les autres auteurs un peu emphatiques, à la mode en France lors de la prise de la Bastille, sont les oracles de l’Espagne.

Il faut toutefois observer qu’à Barcelone on prêche la vertu la plus pure, l’utilité de tous, et qu’en même temps on veut avoir un privilège : contradiction plaisante.

Les Catalans me semblent absolument dans le cas de messieurs les maîtres de forges de France. Ces messieurs veulent des lois justes, à l’exception de la loi de douane, qui doit être faite à leur guise. Les Catalans demandent que chaque Espagnol qui fait usage de toile de coton paye quatre francs par an, parce qu’il y a au monde une Catalogne.

Il faut que l’Espagnol de Grenade, de Malaga ou de la Corogne n’achète pas les cotonnades anglaises, qui sont excellentes et qui coûtent un franc l’aune, par exemple, et se serve des co-