Page:Stendhal - Mémoires d’un Touriste, II, Lévy, 1854.djvu/325

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
319
MÉMOIRES D’UN TOURISTE.

J’ai pris un fiacre et je suis allé à Albaro, joli bourg séparé de Gênes par la vallée de la Polcevera, je crois. C’est un torrent dont le lit a trois cents pieds de large, et dans le moment pas une goutte d’eau ; mais, quand il a plu, il devient terrible. Un peu à gauche, en remontant le torrent, la vue découvre la jolie maison habitée jadis par cet aimable lord Byron ; ses murailles peintes se détachent sur la pâle verdure des oliviers.

Sur la recommandation de M. di Negro, M. le marquis N… a eu la bonté de m’admettre dans son jardin près d’Albaro ; les citronniers penchent leurs rameaux sur la mer, et, quand le vent fait tomber un citron de l’arbre, il tombe dans la mer.

Voilà ce qui est impossible sur l’Océan, dont les rivages sont entourés deux fois par jour d’une demi-lieue de boue dégoûtante à voir.

Ainsi l’aspect charmant de la Méditerranée est d’accord avec le rôle qu’elle a joué dans le monde. Jusqu’à l’invention de l’imprimerie, qui, enfin, nous a civilisés, nous, les barbares du Nord, la Méditerranée a été le centre de la civilisation et de la volupté.

Voilà, par exemple, ce qu’on peut dire de Gênes ; on m’assure qu’il y a peu de société ; une jeune fille n’y lit pas de romans, elle songe à épouser un homme riche.

On bonheur bien aimable et bien vivement senti par moi m’attendait à mon hôtel de la Croix de Malte : M. F… venait d’y arriver de Rome avec sa charmante femme et m’a invité à dîner (j’allais dîner seul, et, comme je vivais avec mes seules idées depuis douze heures, je commençais à en être fatigué). C’est l’homme d’Italie qui a peut-être le plus d’esprit et certainement le plus de lecture. Comme il est étranger à Gênes, nous avons pu médire à cœur joie de la lésinerie des Génois, dont on fait cent contes plaisants : le Florentin qui éteint la lumière, parce que l’on n’a pas besoin d’y voir clair pour causer, le Génois lui répond en ôtant sa culotte de soie. M. F… sait une quantité d’anecdotes, non pas plaisantes à la française, mais caractéris-