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ŒUVRES DE STENDHAL.

célèbre qui se faisait peindre sa femme, qui assistait à la séance. Et le public a beau se moquer des yeux de génie, il en est dupe. Desaix, dans un de nos salons, passerait pour un nigaud ; le Français ne voit la bravoure que sous l’air tambour-major.

Je suis allé voir la statue colossale dans le jardin du fameux Doria. De là je suis monté à la Villette, délicieux jardin du marquis di Negro ; c’est un homme d’esprit qui, malgré sa noblesse, fait accueil à tous les hommes de talent. Le marquis Gian Paolo, comme on l’appelle, a une verve étonnante, et, malgré ses soixante-dix ans, fait fort agréablement les vers ; je ne connais personne en France qui puisse lui être comparé. Il m’a fort bien reçu et m’a fait manger du raisin de sa Villette. À cent cinquante pieds au-dessous de nous, au bas du rempart sur lequel la villette est établie, nous dominions l’enceinte de toile dans laquelle des acteurs jouaient la comédie en plein jour et pas mal. Nous entendions très-bien leurs voix et suivions les scènes.

La partie de la montagne de Gênes occupée par les maisons et les jardins est, en effet, haute comme trois ou quatre fois Montmartre ; mais la montagne nue, sans arbres, broussailles ni maisons, est bien plus haute. Au point le plus élevé est un fort dont Masséna, dans son immortel siège de 1800, sut tirer un bon parti.

Les fortifications de la ville forment un immense triangle dont j’ai vu le plan chez M. B… À côté était le portrait de la jolie madame Téal**, qui fit faire tant de folies à Masséna pendant qu’il se battait si bien. Il était mortellement jaloux d’un jeune Polonais, son aide de camp, et le conduisait toujours avec lui dans les reconnaissances les plus périlleuses pour tâcher de le faire tuer ; le jeune Polonais fut blessé cinq fois, mais n’en était pas moins aimé de la dame.

Sur le soir, je suis entré dans la cathédrale en pierres blanches et noires se succédant par bandes ; cela est plus bizarre qu’agréable. J’ai vu le tableau de Jules Romain dont les Génois admirent surtout une tête refaite à Paris par Girodet.