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MÉMOIRES D’UN TOURISTE.

Pour peu qu’on sache lire l’histoire dans les mœurs, on voit bien que le gouvernement féodal n’a jamais passé à Marseille ; le plaisir, et le plaisir avec le moins de gêne possible, est encore, en 1837, l’unique but de toutes les actions dans ce pays-ci. À Aix, au contraire, l’idée de rang, de noblesse, est toujours présente aux esprits ; tant mieux pour l’esprit.

Peut-être il n’existe pas dans le monde entier de contraste plus marqué que celui de Marseille et de Besançon. Besançon, espagnole et religieuse, est encore toute féodale, et, si l’on veut prendre le contre-pied absolu de tout ce que je vais dire de Marseille, on connaîtra la capitale de la Franche-Comté.

Les Marseillais sont faciles dans les affaires ; ils connaissent peu l’avarice ; l’avidité qu’ils montrent pour s’enrichir naît seulement du désir de dépenser. Le négociant ne se livre à des opérations commerciales, l’ouvrier ne travaille une partie de la semaine, que dans l’espoir de s’amuser le reste du temps. Tous les amusements ici sont tumultueux et bruyants ; il semble que le bruit soit nécessaire pour donner au Marseillais la certitude qu’il est heureux. De là l’ennui profond que lui inspirent les plaisirs de Paris, toujours silencieux et modérés.

Il y a peu de maisons à Marseille où la société se rassemble habituellement ; je crois bien que les femmes riches ont un jour, mais il me semble que les jeunes gens y vont bien rarement ; ils préfèrent le club, où ils peuvent jaser entre eux en fumant leur cigare, et sans être soumis aux égards que commande la présence des femmes.

Tous les peuples du Midi aiment le jeu avec passion ; les Marseillais se livrent à ce goût sans contrainte, les négociants les plus riches comme tout le monde.

Lorsque les affaires sont finies, chacun court à la dissipation qui lui plaît. Les concerts et les bals particuliers se renouvellent presque tous les jours pendant l’hiver. Il n’entrerait dans la tête de personne ici de faire un reproche à quelqu’un de ce qu’il se livre passionnément au plaisir ; l’essentiel est qu’il mon-