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ŒUVRES DE STENDHAL.

avec passion, et je suis comme saint Augustin ; plus la chose est absurde, plus je lui porte envie. Parmi les amoureux, n’est-ce pas à celui qui adore une femme fort laide qu’il faut souhaiter le plus de ressembler ? il a plus d’illusion, plus de passion, moins d’ennui, etc.

Autre signe certain de la diminution de la vanité et de la présence de l’imagination : le Marseillais, qui a peur de verser dans une diligence, loin de comprimer sa peur, comme nous ferions vous et moi, et de chantonner gaiement avec des lèvres contractées dans les angles, exprime tout haut cette peur et la redouble en s’en occupant.

Toutefois n’oublions pas, pour être juste envers le bourgeois de Versailles ou de Soissons, que dans les pays où règne le naturel, si un homme d’esprit est plus aimable, un sot est cent fois plus insupportable qu’ailleurs.

À Marseille, on est susceptible, parce qu’on croit ainsi imiter Paris et se faire de bon ton. Il faut avoir le courage d’approfondir cette idée ; rien n’est de plus mauvaise compagnie que de s’y arrêter, n’importe. Vous avez vu hier, dans la Gazette des Tribunaux,que deux commères, qui boivent au cinquième étage, négligent l’eau-de-vie et demandent de l’absinthe, parce que c’est de bon ton. Pour les Français du dix-neuvième siècle, la passion des jouissances de vanité remplace toutes les autres. En était-il ainsi du temps de cet homme singulier, qui écrivait : « J’aime les Parisiens, parce qu’ils ont, comme moi, le caractère pensif et mélancolique. » (L’empereur Julien, en 360.)

Je suppose qu’on est à Marseille, pour le fond de la pensée, comme on était à Paris en 1595, dans les commencements de Henri IV : eh bien ! je n’ai jamais surpris cette attention microscopique aux petits détails de la vie, qui fait qu’on se choque d’un rien et qu’on plaît par des riens.

Votre ami Marseillais vous écrit pour vous donner une commission et affranchit sa lettre ; mais aussi, après quatre ans de vie commune, s’il a un bel avancement, il vous connaît encore.