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MÉMOIRES D’UN TOURISTE.

aux grandes dames ; les liens de l’habitude se sont formés ; à cinquante ans il a la même maîtresse qu’à vingt, et s’il arrive à soixante et dix et à la peur du diable, il l’épousera.

En y réfléchissant, je n’ai point trop de honte des transports de plaisir de ma soirée d’hier. D’abord, il y a trois mois que je n’ai entendu de bonne musique, et ensuite mon pauvre cœur est bien malade. La province m’a abreuvé de sensations mesquines, montrant le vilain côté de l’homme social, et certes, du moins chez moi, ne réveillant pas l’imagination et la rêverie agréable.

Notre Sémiramis était une femme trop grande, mais elle chante bien. Arsace, le contralto, a une voix superbe, mais ne sait pas la conduire ; elle a quatre pieds de haut, des yeux étincelants, et l’air d’un petit énergumène outragé.

Hommes et femmes chantaient en conscience, et comme gens qui luttent avec passion contre une troupe rivale ; il y a, en effet, une troupe de comédie et d’opéra-comique, qui alterne avec les Italiens. Il fallait voir l’attendrissement et l’enthousiasme avec lequel ils saluaient le public au moindre applaudissement. Ce n’est point une affaire d’argent pour ces gens-ci. Ils étaient à Bologne et se trouvaient sans engagements pendant trois mois ; comme, grâce aux bateaux à vapeur, quatre jours suffisent pour venir de Bologne à Marseille, et que, d’ailleurs, tout Italien meurt d’envie de voir la France de Napoléon, ces chanteurs ont consenti à tenter une expérience, et on les a payés d’avance. Le ténor, qui a toute l’insouciance d’un artiste, s’est vendu à un impresario pour trois ans, à raison de trois cents francs par mois ; il chantera partout où son imprésario le transportera.

Mon correspondant m’a donc aperçu à l’orchestre, et il est piqué. Il a dit devant moi, à un de nos amis communs, qui m’engageait à dîner : « Ne priez pas monsieur un jour d’opéra italien. »

— Dites plutôt, monsieur, un jour de migraine, mal affreux et qui nous fait manquer forcément aux rendez-vous les plus aimables, etc., etc. Mais mon provincial est resté implacable et