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ŒUVRES DE STENDHAL.

et madame D… le forcera à en donner une petite au jeune homme qui n’a jamais manqué à un de ses jours ni dit une chose imprudente.

La seule vision de ce genre de vie ferait pâlir un Marseillais ; sa vie, à lui, est toute de mouvement et de liberté. Il gagne ses cinq ou six mille francs en courant les comptoirs et allant aux deux Bourses ; car, à Marseille comme à Paris, il y en a deux. C’est le café Casati, qui remplace Tortoni ; mais les Marseillais ne font pas de consommation hors de leurs repas, et comme ou disait à Casati :

— Prend-on quelque chose chez vous ?

— Hélas ! oui, monsieur ; quelquefois on y prend des petites cuillers d’argent.

Sous Napoléon, les courtiers faisaient fort peu d’affaires ; les occupations de ces messieurs ont redoublé depuis la conquête de l’Algérie : voilà l’opinion politique à Marseille. Ajoutez à cela une crédulité napolitaine habilement exploitée et au milieu d’un public qui n’a pas le temps de lire. Comme je demandais des détails plus intimes sur les habitudes sociales du pays à un fort joli garçon, M. B., il me répond :

— Il n’y a pas de maris trompés à Marseille, à cause des rues tirées au cordeau ; lorsque vous êtes au haut de la rue de Paradis, on vous aperçoit de la Canebière. Jamais de foule, d’encombrement dans ces rues si droites ; tout le monde voit tout. Une maison est habitée par une seule famille. On frappe, la cuisinière monte de sa cave, et vous crie d’une voix de Stentor femelle :

— Monsieur, que demandez-vous ? Monsieur est sorti, madame est dans sa chambre.

Les trois maisons voisines entendent votre conversation avec la cuisinière, et, pour peu que vous ayez l’air jeune, toutes les dames de ces maisons se mettent à la fenêtre. Vous faites scandale, et la dame sera obligée de raconter votre visite à son mari.

À Marseille tout est calculé pour les maris ; ce sont eux qui