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ŒUVRES DE STENDHAL.

suis convaincu qu’il regretterait son poste, et je me trouve presque de son avis.

J’ai vu quantité de bastides ces jours-ci. Je ne sais ce qui se passe en moi, mais jamais je n’eus une telle soif de beaux paysages ; ils attirent et enlèvent mon imagination, comme de la musique qu’on admire, entendue dans un moment favorable.

Jamais, il faut l’avouer, à la suite d’une route aussi courte que celle de Genève à Marseille, on ne trouva une aussi grande différence dans l’aspect de la nature ; on était aux pieds des glaciers du Nord, on se trouve en Afrique. Au-dessous des neiges éternelles, les montagnes étaient couvertes de hautes forêts de sapins, qui ensevelissaient profondément les arêtes des rochers ; tous les rochers de Provence sont, au contraire, secs et pelés, ou garnis, pour toute végétation, de buis au feuillage luisant.

Je passe mes heures de loisir à Belle-Ombre, sur les bords de l’Huveaune, ou aux Aigalades. Aucune fête ne serait égale, pour moi, au plaisir de cet ombrage goûté sous des arbres de Provence.

La cause de ma joie ne serait-elle point qu’en ce pays l’ombre est un besoin ? La plupart du temps, dans les bois de Verrières, je cherchais le soleil.

Au village d’Endoumes, sur l’extrême bord de la mer, M. Estieu[1] a voulu bâtir une bastide ; il a fallu apporter dans des seaux l’eau nécessaire pour faire le mortier, car il parait que l’eau de la mer ne convient pas. Les briques, l’eau, le bois, tout arriva à dos de mulets, car, lorsqu’on bâtit la maison, le lieu était inaccessible pour les voitures ; c’est un de ceux qui m’attirent le plus ; de la, on jouit en paix de la mer de Provence, si différente de celle de Dieppe.

Les Aigalades, à une lieue et demie de Marseille, près de la

  1. M. Estieu, un des hommes les plus honorables de Marseille, a passé quinze ans en Orient, et a vécu longtemps à Paris.